mercredi 21 avril 2010

Vivre a-propos - Fin

Rembrandt - Le boeuf écorché





Vivre a-propos XV


Mon amant me surveille, dans la cage ouatée tendue des rebonds de méninges où il me tient, ses instruments les plus sophistiqués sont braqués sur mon moi. Ma folie parle, elle découpe le monde ; ma folie se nomme Amnésie. A l’autre bout du fil dont mon amant tient le premier brin, il y a moi, entre nous, notre histoire ; il est médecin, il écoute comme un voleur. Je suis Orphée et il est Eurydice. Il est mon instinct que je reconquiers par lui inspirée. Car il me pousse de l’avant dans cette remontée des abysses où voilé de refus il veille à ce que je ne me retourne pas. Drôle de train de vie. Regardant de haut ce couple qui gravit la pente, étrange attelage où le cocher imprime son pas à l’animal de fiacre, regardant de haut par une fibre optique l’embarcation d’une cellule de solitude où se profile à la barre, sa présence sous la forme d’une image, le nocher aux manettes me ramène sur la bonne rive, celle où l’on vit. Je n’ai pour ressource que cet épouvantail de pacotille, une illusion optique qui m’attire et me meut, mon meneur se renvoie de miroir en miroir jusqu’à mon côté où je serre en mes bras une idée. Mon meneur est voilé.
Dans la chambre d’hopital où je délire librement, je suis dans les bras d’un amour rêvé une pythie prophétesse. On m’écoute, je le crie. Il faut comprendre que ce que d’aucuns nomment un transfert n’en est pas un, si ce n’est le transport, bien concret, bien réel, d’un corps de monde en monde jusqu’au monde le mieux possible. Je ne suis folle que dans le contexte, le domaine bien déterminé de l’application de la folie. De l’application d’une théorie à la réalité. La Réalité est notre amour. Je ne délire pas. Et si je délire ce n’est qu’en vue de la raison où cette raison est folie. Liebe.
Le monde sous mes pieds n’est pas toujours stable, parfois la terre m’engluant cet amant-médecin qui ne cache pas son jeu me tend alors un parapluie : il faut protéger des enlisements le pas-à-pas de la lecture. Le détour par ma grand-mère est chemin par excellence, elle fut celle dont les contours de l’existence bordent à merveille ce qui fait l’objet de mon oubli : l’essence qui me propulse et dont j’ai perdu la formule chimique. Aujourd’hui encore je roule à l’eau : à l’inodore, insipide, incolore. Une tricherie. Je n’existe pas. Partout par là où ma grand-mère passa, il faut que je me le rappelle car je dois l’éviter, je dois éviter par la connaissance chaque gouffre dans son détail où elle ne sut pas tomber. Je m’applique aux vertiges. Je sonde. Je fais un relevé topographique ; tout l’intérêt de mon histoire est là : la fable – la généralisation que je ne sais peut-être pas tirer d’une histoire vraiment trop anecdotique. Je synthétise la molécule " Vie ". Je la reproduis indéfiniment in vitro : il s’agit de ce qui pourrait être un livre. Je soupèse le sac de mon amnésie ; il est de l’ordre d’un Impossible Naturel de ne pouvoir l’ouvrir, cela qui fut, n’est pas – je ne me le rappellerai pas, c’est neutralisé – et toutes les formes qui en sortent prouvent une chose : quiconque écrit le fait à partir d’une perte présente dans sa masse qui n’en est plus une, de masse. " Le lieu d’une localisation qui ne se fait pas… ". " J’ai de ma vie une connaissance artificielle… ". " Mon moi-artefact… ". Je réalise un séquençage et délivre le chiffre de la périodicité, j’analyse. Par le travers d’un " élément " (ma Grand-mère) de mon histoire théorique, un seul élément, (quoi que…), je bâtis l’hypothèse que je sers ici. Mais l’amour-médecin a fabriqué une théorie dont les maux sont si forts que j’ignore encore, pourtant, s’ils ont quelque réalité.
Aux fêtes, aux anniversaires, à la Noël lorsque nous échangions des cadeaux ma grand-mère contemplait les siens avec un air d’absence désapprobateur, elle qui était toujours très attachée à ce que nous marquions chacune de ses fêtes et autres anniversaires. Elle montrait ainsi qu’elle ne considérait ces présents à elle offerts que par l’opération d’en décliner la réalité. Les cadeaux n’en demeuraient pas moins réels, et son air visait à concilier une réalité : nous la prenions, elle, comme destinataire réel et valable de nos dons, et elle conciliait cette réalité avec un manque, au sens d’un manquement qu’elle prenait sur elle de créer. Ce " manquement " était le sien. Non seulement elle ne voulait pas donner l’illusion qu’elle prît en compte les cadeaux que nous lui faisions (en outre ainsi n’avait-elle pas à faire de cadeaux en retour – le fait est qu’elle n’en faisait que le couteau sous la gorge) dans le moment même où elle appréciait que nous lui en fassions, mais surtout elle se montrait et se sentait affligée comme une misérable que nous n’aurions pas voulu honorer. Elle ménageait la chèvre et le chou de sa jouissance. Ses cadeaux elle les ouvrait à peine, après avoir avec beaucoup de soin épargné la moindre déchirure au papier d’emballage. Ses cadeaux ne l’intéressaient pas mais elle préférait qu’ils fussent chers. Elle ne s’en servait que s’ils présentaient une valeur d’usage tout à fait banale, médiocre, bon marché : à la mesure de ce qu’elle s’estimait dans son for intérieur. Le plus souvent elle les entreposait chez elle, dans son mausolée. Mais véritablement tout cela avait un but : des emballages en papier elle repliait les feuilles et les conservait classées par années, elle faisait des millésimes.

Tout cela n’aboutit jamais qu’à un classement de contenants. Que ces contenants n’aient, pour la réalité : dans le Réel, jamais rien contenu, cela relève d’une évidence. Ma grand-mère célébra sa vie durant l’écorce, parce que l’Ecorce constituait pour elle la seule forme prouvée, tactile de réalité. Là-dessus je suis en désaccord avec elle. L’illusion participe de tous les sens et du Sens même ; rien ne prouve qu’il y ait quelque chose plutôt que rien.

mardi 20 avril 2010

Vivre a-propos XIV


Tout ce remue-ménage de mots fait grand cas de ma grand-mère, en fait la formule colorée d’un récit qui la désignerait comme une personnalité sinon marquante du moins contondante. Or, nul ne fut plus dévolu à l’inexistence qu’elle et chez nous, elle comptait pour peu de chose. Ses rages subites nous laissaient interdits, face à un mal qui subitement tachait et cachait tout d’une taie noire qui empuantissait l’atmosphère. Nous ne la craignions pas, nous redoutions ce à quoi elle nous imposait d’assister de loin en loin, une sorte de spectacle désarticulé qui se manifestait comme une émanation rabattant les sens les uns sur les autres. La bête sentait. De cela je crois être la seule à jamais avoir été consciente. Ces odeurs abstraites, désincarnées – percevables par l’entendement, sortaient de son corps frotté, lustré jusqu’à l’effacement. Au restaurant (où elle n’alla jamais qu’invitée) elle choisissait toujours, à force d’irrésolution et de désintérêt profond, l’escalope milanaise. Cette inexistence terrible, cette pesanteur neutralisante sont au nadir physique des sociétés toute la force par défaut qui attire, subitement, dans son spasme ce dont le discours de l’histoire croit donner le chiffre sinon raisonné du moins logique : une crise de mal. On peut toujours enrubanner ces crises des plus belles successions et séquences, d’enchaînements de causes et d’effets, quand bien même elles nous paraissent quand même absurdes, ces crises s’ancrent du poids de la boue humaine et fade, accessible à la plus élémentaire des analyses. Doucealbe est un petit numéro, mais un numéro dans la suite des nombres. Elle est exemplaire alors même que rare dans sa détresse dont le dénuement atteint rarement cette extrémité de platitude. Lorsqu’elle entra en maison de retraite, je dus me livrer à un tri de certaines de ses affaires. Dans un sac à main je trouvai un calendrier de poche, ô combien pratique, mais à l’effigie du pingouin avec sa pingouine, du pingouin borgne et blond qui s’affichait comme tête du parti d’extrême droite française de l’époque. Il était dans son sac, ce calendrier, le témoignage tout innocent, presque innocent d’une sentimentalité : celle, rassurante, réconfortante du chef rédempteur.
Aussi innocemment que la faute vint à Doucealbe, elle se transmettra, sous la robe de bure qui peut être éclatante, de l’insatisfaction, de la frustration. Tout ce à quoi (sujets ou objets) Doucealbe s’attacha, cela peut rétrospectivement être défini comme des " fétiches ". Non que cela en fût en soi, cela n’aurait pas de sens, mais rétrospectivement, qu’y a-t-il à quoi nous fûmes attachés, qui ne tombe pas sous le coup de la chosification – de la chosification sentimentale et donc, valeureuse ? Les sujets mêmes de nos amours, n’appartiennent-ils pas au décor ?

lundi 19 avril 2010

Vivre a-propos XIII


Georges Cambremur épousa Doucealbe Crocousso, par leur fils je tiens mon nom. Ce mariage reste un mystère. Je posai diplomatiquement la question à ma grand-mère, faisant allusion aux mariages arrangés qu’encore à l’époque on concluait à la campagne. Mais non, confia-t-elle candide, leur mariage fut (bien) un mariage d’amour… Et le " devoir conjugal ", comment s’en accommoda-t-elle ? Est-ce son appellation de " devoir " qui lui permit de l’endurer ? Car comment imaginer Doucealbe dans les affres du plaisir ? Rien ne lui était plus étranger. A la camarde elle souria mieux qu’à tout homme.
J’avais cinq ans quand Georges décéda, d’un mauvais cancer pour lequel ma grand-mère réclamait en aparté au médecin consterné des médicaments " moins chers car de toute façon… ". De même elle cria dans un méchant rictus à mamie, qu’elle préférait le voir " crrrever " à l’hopital. Etait-ce pour l’affront qu’il lui faisait une fois de plus, cette fois-ci définitivement, avec une autre amante ? Je ne sus vraiment jamais la cause de ce déchaînement de rancœur haineuse à ce moment difficile dont le dramatique sembla décupler sa vigueur.
Elle n’entrait dans les hurlements qu’acculée par la faiblesse qui lui procurait sa seule force, attaquant depuis tout son recul massif ; elle encaissait, encaissait puis d’un coup basculant, crachait soudain, sifflante quand la coupe de son fiel giclait, brutalement pleine. L’objet le plus souvent ? L’argent. Ou bien l’affront qui lui était fait, d’une façon ou d’une autre, par quelque chose qui ne se définissait pas mais qui regroupait en vrac le bonheur, pour lequel elle avait de la haine, les joies débordantes, les mouvements de révolte et de contestation, la beauté, la revendication des plaisirs, les signes d’insolence, le désordre, l’affirmation de soi… Finalement on pourrait dire : tout ce qui supposait le vif-argent du plaisir critique. Elle se tenait effacée, Doucealbe (" Douçalbe ", " Doussalbe ") jusqu’à ce qu’une haine incontrôlable la précipitât dans la déblatération verbale violente qui valait pour l’égorgement virtuel du sujet de sa colère.
Malvenu chez lui, Georges Cambremur expira chez son fils, dans ma chambre d’enfant où son lit avait été aménagé.
Mais je crois que Doucealbe connut une façon de plaisir comme une façon de bonheur, peu importe quand et pendant combien de jours, de semaines ou de mois.
Non pas parce qu’elle se toqua un jour d’un homme d’affaires véreux qui embobina son couple et ruina la fortune héritée du beau-père de Doucealbe. Car cela, j’en suis persuadée, ne se conclua par rien si ce n’est par des yeux exorbités qui haletaient hors de leur trou quand Doucealbe, pendant les quelques semaines que durèrent les affaires douteuses où il avait entraîné Georges et Doucealbe, parlait de cet homme, mimiques orgiaques auxquelles chacun assista autour d’elle. Les " affaires " comme les amours capotèrent piteusement, lançant ma grand-mère dans sa carrière d’usurière à jamais avertie.
Le plaisir de Doucealbe ! Le vrai plaisir et non la jouissance étroite de l’argent mesquin. Elle le connut forcément parce que " nécessairement " : comme le point de rebroussement à partir duquel allait se cimenter tout son ressentiment déjà larvaire et même déjà exprimé mais auquel avait manqué jusque là qu’elle goûtât, justement, cette pierre de touche, cette clé de voûte du bonheur qui foncièrement la révulsait d’indignation et de haine. Elle était inapte à la joie véritable, qui ne fût pas mesquinement éprouvée, et le ferment qui la consolida dans sa rumination en fut précisément l’expérience. Comment expliquer cela ? Par la mauvaise conscience sans doute. Mais imagine-ton à quel point la mauvaise conscience, le sentiment de culpabilité, au demeurant si bien et si malignement cultivés par la culture chrétienne, doivent trouver dans l’être humain, un siège, une racine naturels ! Elle respirait la mauvaise conscience dans la plus grande persuasion de sa respectabilité personnelle, dans la persuasion de son innocence originelle. Doucealbe connut le plaisir parce que la première tache faite à la candeur est celle de l’innocence.

dimanche 18 avril 2010

Vivre a-propos XII


Charmant amant qui partageas ma couche et me dis au réveil avoir contemplé mon sommeil, je te crois. Je sais sur mon moi l’ombilic protubérant de ton œil, sur mon visage boursouflé par le sommeil lourd et le rêve tenace la garde montée haut de tes chiens. Les drogues de la rédemption fonctionnent à plein régime et je dors dix heures par nuit, devrais-je dire dix heures par jour ? car je passe outre le matin, je le dors dans la détestation que j’en ai et ne me réveille bien qu’en fin de matinée lorsque du souffle de ton haleine, tu débarrasses mon front de mes cheveux agglutinés. Tu reviens alors, de quel métier, de quelle occupation ? de la vie citoyenne pour te pencher sur ce corps qui pâtit à vivre trop peu, mon corps qui te connaît autant par ta multitude que par l’absence dont cette hydre à mille âmes aux mille incarnations sait se revêtir. Toujours dérobée ta fonction s’escamote d’un geste de la main que je vis un jour, une fois, inachevé mais ébauché : tu te portais aux lèvres mille cigarettes absentes.
Ce que nous connaissons l’un de l’autre passe par le souvenir, quant aux tiens, sans cesse, incessamment réactualisés, quant aux miens, mangés jusqu’à la digestion. Ils me forment, mes souvenirs, la pâte du corps, de mon corps, le mien qui continue à s’étonner et à n’identifier rien de ce qui fait son entourage, sa garniture. Chair étrangère. Je fus baptisée du signe de l’oubli et, en conséquence, je suis l’objet de l’attention. Vous me surveillez. Vous notez sur le calepin électronique de mon histoire a minima mes gestes les moindres ou les plus gras. Sans distinction. Triant aussi. C’est ce que j’imagine car de la Vérité, je ne connais que la face des suppositions et si la Vérité est habituellement objet de pensée, la mienne l’est de spéculations. De combinatoire. Parce que les mots composent tout tissu serait-il de la nature du vivant, je n’ai pour fil de ma fuite hors d’un labyrinthe où je ne suis attendue à la porte que par moi-même, pour ficelle que celle de la déduction, de la folie verbale délirant l’histoire. Ce qui fait sens pour moi fait sens pour Nous, d’un nous très vaste que je ne nommerai pas de peur de m’effrayer moi-même. Si j’effectue aux flancs de ma grand-mère comme autrefois on le faisait à ceux de bêtes, une lecture ; je dois en dire à la fois plus et moins de cette lecture que j’écorche à ma propre face – ce n’est pas une lecture.
Car j’insère par la force, dans la matière même de ce qui nous raconte, j’insère là-dedans la trame et le cadre, la forme dans sa complétude de ma Raison : de ce qui pour moi, folle, fait sens et histoire. Je viole l’Histoire dans une Re-lecture. Elle me passe par les chevilles, l’Histoire, je la marche. C’est à qui pensera le plus haut (au sens de la hauteur d’un cri). Je hurle, je gueule ce dont je regorge : la vraisemblance.Vous tombâtes dans le piège. Vous croyez, vous vous tenez pour croire en une Raison (presque mathématique) de l’Existence en tant que déclinée dans sa multitude complexe et vous en voulez pour preuve : Moi. Je connais le secret. J’en aurai eu l’intelligence. Ma lampe noire est un radar. Méfiez-vous : j’interpréterai seulement jusqu’à cette limite où commence l’interprétation d’autrui.
Je suis le fruit d’une amnésie et ce faisant mes oracles ont valeur d’oracle. Infatigablement je travaille au tissage d’une histoire qui puisse dans son détail le plus large comme le plus précis donner forme à mon existence par ce que j’en aurai déduit sur le mode du rêve pensant, et dans le temps le même, en même temps cette histoire sera dans son verbe, si possible cela est, parabole de la Parabole Générale et Ultime.(Ultime jusqu’au lendemain). Amener à coïncidence la forme du petit avec celle du Grand, cela constitue une Méta-morphose et une Méta-phore où ce qui véritablement coïncide avec soi-même c’est le temps : lorsque le temps de soi se porte dans son fond qui fait forme jusqu’aux bords mêmes du Temps. Les accents sont en regard les uns des autres ; j’adapte ma mesure à la démesure la plus vaste ; je signifie à hauteur d’Homme ce qui fait sens à hauteur de Temps.

samedi 17 avril 2010

Vivre a-propos XI


Elle portait pour nom : Doucealbe Crocousso, ma grand-mère. De sa tribu les gens disaient : " tu lances un Crocousso contre une vitre, il reste accroché ". Leur réputation de rapiats ne fut jamais à faire, elle était acquise et se transmettait en héritage. Du monde terrien la dureté patriarcale enchaînait les femmes, ma grand-mère et sa mère avec elles, au ton cassant et méprisant de leurs aïeux et ce jusqu’au dernier, paysan et colère, leur grand-père et beau-père respectif et si Doucealbe en garda la servilité et la manie de ne jamais se mettre à table en même temps que les autres, papillonnant vainement au fourneau pendant le repas, elle n’en fit pas moins l’arme d’un ressentiment qui n’alla pas jusqu’au bout de sa justification ; et Doucealbe pour se révolter (ce qu’elle ne fit jamais, bien trop consciente de son infériorité de nature) enfonçait systématiquement le clou de son servage. Contre son mari elle cassa sa vaisselle, contre son fils (qui aurait tout aussi bien pu être une fille) elle ne fit jamais d’arbre de Noël. En quoi cela peut-il se lire comme le signe d’une révolte ? Elle se voulait malheureuse et répandant le malheur, à sa façon, elle cogna. Et ceci, toujours dans la plus grande ignorance de sa condition et de sa vérité.
Le plus concrètement qu’elle réussît jamais à exprimer sa profonde incohérence et son malaise originaire, ce fut à l’âge de quatre-vingt et quelques années, lorsqu’elle laissa échapper au téléphone, dans l’oreille d’une " domestique " – et le terme est ici volontairement péjoratif car Doucealbe avait, dans le même temps, une puissante conscience de classe, elle une parvenue " respectable ", et le désir, à défaut toujours de la compréhension du fait, de se sentir de l’étoffe des misérables – elle lui dit ces mots qui n’étaient pas même de sa génération, elle qui parlait un langage marqué par la simplicité et le racisme, la xénophobie, l’intolérance à l’égard de toute différence, elle dit, déclinant pour ce jour les services de cette dame : " non, pas aujourd’hui… Je me sens mal dans ma peau ". Elle n’aurait pas pu se laisser aller incidemment à pareille confidence avec qui que ce fût d’autre. Sa phrase nous fut répétée. Mon sourire fut jaune.
Quant à dire d’elle qu’elle fut une féministe qui s’ignora ou bien en germe, ce serait entièrement faux et loin de moi cette revendication d’une ancêtre digne, qui aurait été digne malgré tout. On pourrait arguer de toutes les définitions adventices du désir ou de l’instinct, de la révolte viscérale et de la colère, du désespoir ou de l’effondrement réactif … bref, de tout ce qui peut s’imaginer en fait de concepts poussant aux actes les plus irréfléchis, je n’admettrai jamais qu’un soulèvement intime de l’ordre du féminisme doive ou puisse se passer de l’éclair froid de la Volonté. Autrement dit, j’ai cette illusion qu’une révolte pour en arriver à sa dénomination doit forcément se pratiquer les yeux ouverts et l’arme levée, les idées claires et honnêtes.
Le chaos de l’âme de Doucealbe rend tout mot cherchant à définir ce qu’elle fut, déjà trop formé, trop déterminé, le mot issu du monde des silhouettes précises ne pourra jamais décrire une femme qui n’appartint jamais à un tel monde, son langage relevant entièrement de la transmission platement acquise mais non réagie, ses mots furent une sorte de colportage oral des besoins. Des plaintes lui échappèrent que j’appelai, forçant le trait, des " confidences " mais cela n’en fut jamais car elle ne s’estima jamais sauvable. Quand noyés par l’aliénation, que nous reste-t-il sinon pousser jusqu’à la formulation le mot d’" espoir " ? Mais cela n’est-il pas donné ? Peut-il exister, pour tout être, un commencement de la Liberté ? Cela a-t-il un sens ? Qu’appelle-t-on transmission et/ou héritage ? Mais c’est déjà aller trop loin aussi que de juger ma grand-mère sous l’angle de l’Histoire et d’en faire une victime, serait-elle la plus piteuse et donc la plus pitoyable, la plus banale des victimes.

vendredi 16 avril 2010

Vivre a-propos X


Dans la baignoire, dans la salle de bain, dans l’appartement qu’elle occupait à l’époque rue de Paradis (sic), lorsqu’enfant j’allais dormir chez elle, elle me donnait le soir un bain méticuleux. Elle en terminait toujours, morceaux de choix et de bravoure, par les oreilles et non pas parce que je les aurais eu sales. Mais parce qu’il s’agissait là d’un (double !) orifice qu’elle pouvait se permettre de récurer avec ferveur, et sans indécence, en y vrillant avec le mouvement de la foreuse ses gros doigts d’origine paysanne. C’était douloureux. Le nez, elle me le faisait moucher, les dents je les brossais seule. Non, vraiment, les oreilles c’était du pain béni. Pendant l’opération sa langue sortait au coin de ses lèvres sous l’effet de l’application concentrée. Non, vraiment, du nanan ! A mon baptême on me l’avait désignée comme marraine. Jamais elle ne se pencha autant qu’au-dessus de cette baignoire dans la perspective de mes conduits auditifs. Je vais me livrer à un quasi coq-à-l’âne : mais je dois dire que musicalement j’ai des oreilles gourdes ; quoi que je goûte fort la musique, je ne distingue ni les instruments, ni les notes et fondent ensemble en un marais primitif les compositeurs que j’écoutais dans l’enfance et qui furent tous des auteurs romantiques – j’écoutais les disques que je trouvais à la maison. J’identifie mieux ceux que je connais depuis l’adolescence seulement. Mais je n’ai strictement aucune oreille.
Elle n’écouta jamais de musique et un soir que passait la retransmission d’un opéra à la télévision – j’étais adulte alors – elle se pencha dans un mouvement de confidence (elle ne se confiait pas) elle dit d’un air grave, à voix très basse : " j’ai oublié de descendre la poubelle ". Elle pensait. Au point d’en oublier sa réserve et de trahir l’intime que revêtait pour elle l’opération évoquée. Mais il est vrai que l’effet de la musique sur elle fut, cette fois-là, indéniable : elle avait fait sa confidence dans la plus totale inconscience, elle la fit sur le mode de la réflexion à elle-même, parce que la musique lui avait dilaté l’esprit jusqu’à la faire sortir hors d’elle-même. Elle s’était épanchée et ne le sut jamais.
La musique peut porter aux rêves. Mon esprit quant à lui divague comme s’il se trouvait en présence du silence. Je la recherche car elle me nimbe d’oubli. Pas aussi bien toutefois que ne le fait le souffle bruyant du sèche-cheveux dont la chaleur de surcroît vient contribuer à sa perfection d’objet transitionnel. A quarante ans passés, mon séchoir à cheveux m’est un ami sûr. Je le convoque lors de mes séances de lecture, il soutient dans son ronronnement les phrases que je lis, pour ainsi dire physiquement. Ce ronronnement se trouve être la bulle la plus solide dans sa qualité de souffle même, son casque est celui du cosmonaute qui évolue dans l’espace : moi qui découvre par le trait transmis de l’abri où respirer, par la transitivité de l’oxygène qui passe du milieu ambiant au milieu hostile et inconnu des mots ; moi qui grâce à ce subterfuge salvateur peut découvrir sans cesse l’univers du livre. J’y suis cette étrangère malvenue, en sabots, n’en parlant pas l’idiome, et l’air chaud et bruyant est la rumeur même où adosser l’oreille, physiquement ; la sensualité du procédé est un coton qui ne touche pas. L’air me caresse, certes, je manie l’engin d’une main pendant que de l’autre, je tourne les pages, mais cette physique là a pour vertu de se faire précéder par sa nécessité. Autant dire par son désir, ce qui a pour qualité de créer au geste non un front, non un affront au sens d’une touche (d’une " prise ") mais de le faire surgir dans sa réponse même qui toute est " prise-é ", " éprise prisée ". La délicatesse même, l’âme dans sa forme. Le rebond dans le bond.

jeudi 15 avril 2010

Vivre a-propos IX


Vite, à l’intime ! au sofa où l’on lit ! Proie de mes deux cuisses, le livre. Du verbe-mot l’envolée spirale intérieure. Et rebond. Cependant que toute abstraite, une main, posée au cœur, ne se désire ni ne se sent, ni ne se tend mais posée, attend. J’ois de-ci de-là, par-ci par-là provenant du fond du paysage qui tout entier me ceint, la route dans sa rumeur que parcourt cette trace que je laissais là-bas des décennies auparavant. Ce qui remonte, cela descend. Ce qui revient, cela s’appelle ? Cela porte pour nom une question qui se dérobe dans sa bure même : qu’entendrions-nous, nous, si d’aventure ne m’était pas revenue, ne me revenait pas par bribes de couleurs la longue écharpe que laissa ma grand-mère couler, flottante, hors du véhicule, et qui se prenant à l’essieu, lui serra la gorge ? Elle dégorgea. Et les mots qu’elle rendit en un dernier hoquet nous racontent (transitivité).
Quoique je ne parle ici que de moi – et d’elle, par voie de fait. D’elle en tant que cet agent dont l’action, (l’acte qui s’obtenait d’elle résiduellement, car toute entière passive elle fut toujours, jusqu’à faire de la récupération de l’argent qu’elle avait prêté, le creux figé d’une escarcelle), dont l’acte faux prend son poids pleinement à être en quelque sorte positivement défini par la notion de " pseudo-acte ", et se retourne vers l’agent – ma grand-mère, qui le commet, pour me restituer à moi qui suis sa trace, par un reflux, par un dévidement de la bobine de ma propre " existence " (le terme de " vie " serait ici assez inadéquat), une trace, la mienne.
J’entendais par " nous " non elle et moi mais : vous et moi. C’est à dire ce " nous " escamoté en quoi je fais trace qui a sens. Elle vous ignora toujours, ma grand-mère, elle était totalement dépourvue d’imagination, elle ne s’affligea jamais de me voir toujours seule, elle trouva dans ce fait la satisfaction de me savoir, quoique lointainement (car elle ne formulait pas les idées, et surtout celle-ci), étrangère aux choses du sexe. C’est ce qu’elle croyait. Pourtant, c’est bien par son biais entièrement que je parviens à me replier, pli sur pli, sur une expérience dont la symétrie est toute antithèse, ou presque : bref, ce qui suffit d’antithèse, de similitudes et d’hétérogénéités dans le rapport de deux expériences, la mienne et – j’ose à peine le dire – la sienne, à cette fin d’effectuer une lecture.

mercredi 14 avril 2010

Vivre a-propos VIII


Me cachant un " Tic Tac " sous la langue appelé à distiller son effluve de menthe dans le gouffre de ma bouche, j’entamai une après-midi nouvelle. Cependant que le bonbon se délitait, mes narines se trouvèrent chasser un air moins lourd hors de moi, ainsi allégée du confinement intérieur du corps, rendu à plus d’externalité – quoi que toute artificielle – je pensai.
Ainsi le pont posant une pile d’un côté et l’autre sur le bord, autre, de l’enjambement, je mesurai par moitiés l’écoulement du temps : je voyais sous l’arche intemporelle soumise au vieillissement tout formel, un vieillissement qui s’acheminait de soi-même, sans aucun paramètre adjoint, je voyais, fleuve coulant, le corps lentement s’effondrer (par dedans et par dehors), et de cet arc le surplombant je constatais donc la permanence dans l’impermanence. Dans une dichotomie inextricable se partage le temps d’avec le temps, ce qui s’y soumet, semble-t-il, et ce qui semblerait s’y soustraire – et le tout : cette étincelle vacillante, infatigable. Cela que je perçois, je le percevrai jusqu’à l’autre bout de ce qui sera ma vie et cela s’achèvera là, même si ce bout se rompt avant que la mort. Pour cesser d’être emphatique : je meurs pas toute à la fois et pourtant d’un bloc, d’une masse qui s’affale ; comprenne qui pourra. Mais en cela nous sommes aidés, d’un grain d’une chose qui s’immisce, rien de transcendant, ce peut être un produit de l’industrie des humains, ce peut être cette poussière industrieuse de ce qui tout au long d’une vie sera resté inconcevable par la pensée. Transie par une eau froide, suis-je ?
Comme ma grand-mère repartait vers la ville, m’abandonnant dans cette semi-campagne songeuse, au printemps, dans cet établissement où la nourriture était aussi abondante que mauvaise, je lui vis sur le visage un certain contentement : un moment passé (agréablement est-il le mot ?), un moment passé, un moment soustrait à la lutte des pensées dans leur assaut et je sus, quoi que son air de contentement ne m’eût point alarmée à ce moment là, je sus parce que l’on me le dit : " Tu as provoqué chez cette femme une indicible joie pour lui avoir révélé avoir reconnu son pas ". Sans doute – chose rare – s’en était-elle ouverte, dans quel moment d’euphorie persistante ?, à mamie. Ma grand-mère me dut un instant de joie, elle se découvrait un Propre, le propre de soi, une Qualité de corps et de personne. Je mesurai subitement dans quel gouffre sans paroi se mouvait ce qui n’était pas un mouvement, le mouvement de soi, celui qui la caractérisait par l’absurde, par son défaut, par l’absence de lui. Je mesurai l’informe à le découvrir dans ce corps autre, pourtant bien défini, bien déterminé, cerné par ses indéniables contours de corps : oui, elle était là, face à moi et – si elle le percevait bien, elle ne le concevait pas. De quel poids la mort pouvait-elle être pour elle, mort dont l’angoisse ne la quittait pas ? De quel poids de pachyderme l’écrasait-elle ? Sur elle, entier assis, un éléphant de légende par le poids : sa propre absence à elle-même. Enormité, toute relative, de l’absurde. Absurde savamment acquis au contact des circonstances diverses. Absurdité dont elle n’eut jamais l’idée du mot. Elle serait allée vers le Nord, dans le froid polaire qu’elle n’en aurait rapporté que le givre. Elle était la démence même dans son déni le plus obstiné. Contrairement à moi, elle ne sut pas, elle n’eut pas l’art de savoir y céder.
Elle mourut, taclant d’une glissade pour l’objet de sa vie qu’autrui sa vie durant lui avait ravi ; courant au-delà d’elle dans une course effrénée, elle récupéra dans ce moment-là ce qui lui avait manqué sa vie durant : le négatif, dans son mot.

mardi 13 avril 2010

Vivre a-propos VII


Scandant de talons immédiatement identifiables une marche hâtive dans le couloir, sonore et aussi régulière que le " tac " alternant avec le " tac " d’une horloge, ma grand-mère apparaît à la porte de la chambre. J’y suis seule, elle me rend visite, dans cette clinique où on lui a dit que je faisais une cure de sommeil pour raison de fatigue. Je me remets en fait de l’une de mes tentatives de suicide. J’ai reconnu son pas, j’ai eu le temps de le reconnaître tant le couloir est long et le silence profond dans l’établissement à l’heure de la sieste. Je veille. Je remâche. Je l’embrasse et lui dis avoir reconnu son pas. A près de quatre-vingt ans il lui aura fallu prendre deux bus dont une navette peu fréquente pour laquelle elle dut attendre, et marcher car l’établissement est au sommet d’une colline loin de chez elle qui habite en centre ville. Il fait chaud. Le printemps. Elle me sourit. Nous discutons – de peu de choses. Je me force, non pour parler ce que je faisais volontiers à chaque réveil de tentative, pensant être au commencement d’un recommencement, mais pour trouver des choses à lui dire. Nous n’avons pas plus de conversation l’une que l’autre. Je me force toujours – à parler, mais parfois avec plus de difficultés, cela dépend des interlocuteurs. Elle reste un peu plus d’une heure puis repart par les mêmes moyens de locomotion. Cette fois-là, je devais m’enfuir de la clinique, je jugeai subitement que j’y étais restée suffisamment longtemps. Tout se passa bien. Puis, tout rentra dans l’ordre.
Bien que toujours indécise en tout, ma grand-mère marchait d’un pas hâtif, tête baissée, ce qui laissait soupçonner une certaine intentionnalité mais, pourtant, elle dormait dans les pensées qu’elle n’avait pas ; hâtive elle l’était parce que sa destination décidée par avance était purement factuelle. Une bifurcation n’était pas un drame mais de l’ordre d’une impulsion : comme les animaux nous adhérons, mais contrairement à eux par moments seulement, à nous-mêmes de telle sorte que la conscience comme flux qui s’écoule ne change quant à elle, alors, pas de trajet.
Pour chacun de nous dans certaines circonstances, prendre un virage sur une route consiste à continuer à suivre la même ligne droite mentale. Le but décide et les routes matérielle et mentale sont identiques métaphoriquement. Le but ? Certes. Le but, ainsi de ma grand-mère d’un naturel indécis, obéit à une aiguille fébrile dont le Nord qu’indique la boussole reste toujours le même. La boussole de ma grand-mère, lorsque celle-ci pivotait, nécessitait comme pour tout autre personne, de rétablir le Nord dans sa lettre par rotation du petit instrument. Chez beaucoup cela provoque un arrêt voire suscite, plus rarement, une interrogation. Dans ces instants choisis, nous nous distinguons du pur règne animal. Mais le flux de conscience de ma grand-mère comblait si bien les canaux de son psychisme, ne laissant aucun espace de respiration dans ces conduits habituellement partagés entre l’énergie et la possibilité d’une stase (ce questionnement), matérialisée dans sa virtualité par " l’air " libre qui caresse le fleuve dans sa course souterraine même, bref ses " tubes " étaient si saturés de leur propre lourdeur coulant infatigablement, que la moindre interrogation suscitée par quelque indéfinissable heurt provoquait un engorgement. Elle ne pensait alors pas, elle angoissait. Dans son aspect pratique, l’événement prenait la forme de la panique. Elle n’aimait pas, ne connaissait pas la nouveauté. (Qui pouvait n’avoir de " neuf " ou de nouveau que du déroutement de la routine).
Ma grand-mère n’était pas un animal mais son seul véritable instinct était celui de la conservation. Eût-elle été transformée en quelque animal – un rongeur par exemple, et avec elle la sorte qui lui était propre de cet instinct de conservation, qu’elle aurait fait tache comme une aberration de la nature. Ses congénères l’aurait mise à mort comme le font les femelles des petits de leur portée présentant des troubles. Ma grand-mère, humaine, vécut, résista plus de quatre-vingt-dix ans.
Ma grand-mère, hâtive par la nécessité d’éviter – de fuir ?, toute immixtion intempestive de tous ordres, marche pour l’éternité dans ce couloir de ma mémoire dont elle suit la ligne droite sans échéance. J’entends son pas scandé et je ne la vois pas, bien que je me l’imagine selon la connaissance que j’ai de sa démarche, physiquement. Elle marque de ce bruit élidé le temps interne d’un moment révolu qui persiste par ce battement, mouvement auditif.

lundi 12 avril 2010

Vivre a-propos VI


L’éclair suit les lignes de meurtrissures des boules froissées des nuages pour descendre jusqu’à nous, ça déchire, l’eau s’effondre par pans entiers et desséché demeure le ciel brûlé qui alimente en bruits tonitruants la planète Terre amollie. La boue du sol profère par bulles des appels à la clémence et cependant que vagit la terre dans le quasi silence de la langueur noyée, je parle calmement à ce qui sec, là-haut, continue à tordre la sueur de ses mains sur moi. Dans le travail de la lutte où nous nous empoignons, ça (là-haut) et moi, il y a pour nous séparer tout un océan de distance et comme surface d’affrontement du toucher, tout l’air moite qui répercute chaque mouvement de pression, dans chacun nous mesurons notre force à l’encontre de l’autre. Pour qui, ici, me regarde, je danse un ballet solitaire dont aucun des gestes ne s’explique et n’a à s’expliquer par un quelconque duel. Je porte des coups à vide que ce " qui " interprète, comme une pirouette, peut-être ? Pour ce " qui " qui fait légion, je suis une célibataire par la Force-des-Choses. Mais je trompe bien mon monde. Pas assez toutefois pour ne pas laisser planer sur ma personne le mystère d’une folie contenue, déniée par " qui ", atténuée par l’habitude de " qui " a fini par me voir en originale. " Originale ", le mot se referme sur moi et boucle avec lui toutes les questions : je ne dérange plus " qui ", je ne dérange plus personne. Au-delà du cercle de " qui ", je suis une personne atone.
Le tonnerre rugit de plus belle, le sol sous son épaisseur de boue rompt sa différence avec elle, l’asphalte se dilate, s’imbibe, et finalement se rend à la terre aqueuse. Plus n’est possible, ici, de poser le pied sur une surface dure. La ville s’incline, perdant l’équilibre de fondations qui s’enfoncent, c’est un naufrage. Les sables mouvants prennent possession par leurs formes des reliefs de la ville, ils digèrent les volumes creux des appartements bientôt comblés d’alluvions.
Le ciel entier s’est réuni là-haut pour m’ensevelir dans la flaque de sa délégation rendue sur terre, la ville a sombré mais moi, encore debout sur la flèche de l’antenne la plus haute de la plus haute toiture, qui dépasse encore, je tends cinq doigts au ciel, sur chacun j’articule une lettre.
Si " qui " savait, avait su qu’il aura dû sa mort par étouffement par la boue à une lutte titanesque dont le second protagoniste se trouve être moi-même, " qui " ne l’aurait pas cru. Jamais ne pourrait être soupçonnée la moindre démiurgie dans ce moi replet. " Moi ", c’est quelques kilogrammes de chair contre le poids entier du non-Être. Au trou noir pesant du Nihil j’oppose tout ce que je dévore depuis, depuis que je pense pour avoir compris. Je me nourris d’herbe fraîche, je suis plus verte que l’herbe, je frissonne par l’eau bue et je tends cinq doigts au ciel. Cette main n’est pas tachée de sang, le temps seul a accompli le crime vengeur. Je ne remâche pas ma pensée coupable, je mourrai heureuse.

dimanche 11 avril 2010

Vivre a-propos V


Après la mort de ma grand-mère, je délaisserais mon studio exigu pour emménager dans son appartement, ce lieu ensoleillé qui bien qu’exposé au Nord et à l’Est reçoit toute l’illumination du jour par de nombreuses fenêtres donnant sur l’espace dégagé d’un jardin.
Des oiseaux nichent toujours dans le coffrage des rideaux roulants du séjour, ils se sont installés là dans l’intervalle de temps où l’appartement ne fut pas occupé, le temps du deuil, les fenêtres nues restèrent exposées aux aléas du soleil et de la lune, personne ne vint plus abaisser les rideaux à lattes que ma grand-mère gardait, quant à elle, en permanence fermés, vivant dans le musée sombre et clos de ses potiches, tableaux et autres pièces d’argenterie, ses investissements-fossiles. Elle craignait les intrus, ne serait-ce que par le regard, sans doute ne se sentit-elle jamais à l’abri d’une paire de jumelles pointée depuis le voisinage pourtant distant de dizaines de mètres pour le plus proche, et malgré les voilages opaques. J’ouvris tout. Mobilier et bibelots partirent ailleurs. Moi, j’amoncelle les livres. Je ne descends plus du tout les rideaux roulants du séjour de peur de mouliner les petits oiseaux en purée, je les entends piailler en toute saison dans le coffrage dont la protubérance fait saillie à l’intérieur de la pièce et parfois je les vois et entends se heurter à la vitre par l’extérieur dans une étonnante vibration d’ailes caractéristique, mais ils sont plus gros que des colibris et d’un plumage moins gracieux. Ils sont dans une cage sans barreaux, non hermétique et dont j’imagine mal l’espace que doivent peu à peu combler les déjections, ils y semblent, à leurs piaillements, de plus en plus nombreux ; la multiplication des oiseaux nimba mes fenêtres d’un nuage aérien et fluctuant qui, dans mes rêves, s’emparait de rênes irréelles et solides pour faire démarrer par cet attelage le volume octogonal de la pièce vers des espaces lointains. L’évanouissement dans la nature de tout ou partie d’un appartement, c’est l’affaire du dentiste qui retire une dent sous anesthésie générale, j’habite, soulagée, le lieu de la douleur, je me réveillerai peut-être, au matin, ma personne en moins, ou, ce qui a constitué le point focal d’une densification, ultimement rendu à la dilapidation et la divulgation de l’oubli.

samedi 10 avril 2010

Vivre a-propos IV


Me voici donc, non-morte et néanmoins disparue. Bulbe sans consistance de toutes les intensités, je pulse, enfle et désenfle – respire. Appuyant de ma force sur ma force. En prêtant une grande attention à l’infinité de l’espace, dans le coin d’un détail vous pourriez me remarquer, pas plus large qu’une fente de paupières qui s’ouvre et se ferme, alternativement, sans rien voir. Je ne suis pas un œil, je suis à peine un cil vibratile doté de pouvoirs. Je suis au doigt du monde l’anneau de Gygès. Comprenez que le monde vous échappe parce que je le cache, d’un mouvement de glissade, dans des strates où la compréhension n’aborde pas. Tout ce que vous en saurez ne sera jamais que lacunaire, propre à vous maintenir dans la fébrilité de la recherche, dans la frustration de l’inaccomplissement, dans la somnolence de la lassitude, dans la complaisance à l’abêtissement, dans le divertissement de la joie pure, et abstraite. Je suis un monde révolu. La volte de retendre la voile du présent à la nef du passage est mon métier ; je ronge au présent ; je prédis, seulement au moment où se réalise ce que doit. Etrange démiurge qui ne voulus pas être un dieu, je n’ai pas de pouvoir mais la seule puissance de ce qui m’appartient. Pour peu qu’un jour vous ayez accepté, seulement accepté sans l’effectuation du fait, refusée, de mourir, vous avez, aussi, cette force. Cette force de respirer inextinguiblement. De boire ce monde à la coupe immense du rien, du non voulu, d’un désir modeste et incorruptible. Nous nous partageons le monde, entre forces et notre mal, car mal il y a, est l’incorporéité. Nous n’espérons plus rien d’un prochain baptême, l’eau qui s’écoule nous en sommes, strie entre les stries, de celles qui rayent les ruisseaux houleux. Néanmoins, moi qui n’ai pas d’existence, je me targue d’une vie, d’une vie en plus de celle qui respire : je converse. J’écoute ce que je dis, et je réponds. Sans lampe à la main, de jour, je cherche un homme, un interlocuteur.
Et mon gouffre étalé, la présentation sur une seule épaisseur de la fine robe qui me servit de corps, l’exhibition du caduc me rappellent que seule demeure l’illusion, ce voile de rien qui enveloppe sans teneur ce qui n’en a pas plus. Une affaire de plis, la simple affaire de plis, voici ce que nous sommes. Dans mon lit plié en portefeuille, jamais je ne pus glisser la jambe, je dors debout, comme un échassier, la seconde jambe soulevée par sa légèreté même ; pourtant, dans mes rêves, je ne boite pas. J’y marche au pas de l’illusion, je laisse sur le sol la marque alternée avec rien, d’un seul pied, d’une semelle nue et je ne pèse pas du côté où il n’y a rien. Un pli, un simple pli et pas même le tissu qui l’arrêterait dans une matière. Mais matière il y a, elle est entièrement tombée dans le mot " pli " – puisque vous le prononcez avec moi. Le petit mot de dire, cela bave, cela postillonne et je m’accroche à mon corps avec toute la force de l’étendard à la victoire qui le façonne. Mon corps s’allume et s’éteint au gré de la foi que je lui voue, selon que je prononce " oui " ou " non " ; ma foi se nourrit d’elle-même et je n’ai pas de plus profonde illusion que l’illusion, elle est mon pli – et je le dis.
Je crois en l’Un irréconcilié qui s’ouvrit en deux, de cette dialectique je pose l’oxymore de tout, ce qui donne naissance au Désir dont la nature sans cesse est de revenir à ce qui le nie, au Désir dont l’âme est un banal ressort infatigable sans ouverture ni fermeture et qui ne peut même pas assurer ce dont il est l’âme, de la logique d’avoir un début et une fin, une finalité – le Désir qui se nie à s’accomplir est pure Durée : il fabrique le temps pour s’en défaire. Le temps est de l’ordre du rebut. Comme la mort il commence et finit parce qu’un banal ressort qui ne connaît pas le devenir commande à l’Univers. Tout ce qui se développe, sans même la nécessité d’être né trouvera une mort qui se prolongera dans la résorption infinie de ne se connaître pas – un ressort, un banal ressort, interchangeable qui nous assure d’une singularité au prix d’une illusion.

vendredi 9 avril 2010

Vivre a-propos III


Je pris le dernier souper en famille un dimanche, puis revins, tranquille. Mon chemin ne divaga pas et chez moi je m’endormis comme toute veille au soir de lundi, avec pesanteur. J’avais néanmoins prévu, avant le repas, de dérober dans la cave familiale, une bouteille de vin quelconque. Je la dissimulai en souhaitant le bonsoir et, rentrée, la posai à mon chevet. La nuit n’apporta aucun conseil notable et je me réveillai au matin, lasse, plus que lasse de ma vie de citoyenne, de stricte citoyenne. Aussi, spontanément et alors que rien n’avait été vraiment anticipé de ma part si ce n’est que je m’étais par avance donné les moyens de répondre à mon impulsion matinale, j’avalai le contenu d’une boite de neuroleptiques à l’aide d’un entier litre de vin. J’eus des haut-le-cœur, le vin, ainsi forcé, je ne l’aime pas. Je m’étais prise à penser que le mélange de l’alcool et de la médecine serait efficace à m’abrutir au-delà de tout. Bien sûr, le bureau appela et bien sûr, ma famille dont ils avaient composé le seul numéro de téléphone que je leur eusse communiqué, s’alerta. On vint ; affolé. Maugréant à la vue de la bouteille de vin – pour ce que j’entendis depuis mon écrasante ivresse, on me prit en poids et en volume et me traînant, on me passa la tête sous un jet d’eau froide. Puis, debout et vacillante, soutenue, on me ramena. " Ton haleine aurait enflammé un pétard ". La journée passa vite, dans des vapeurs d’alcool qui avaient la vertu de me fléchir le corps, et ma tête pesante me ramenait sans cesse jusqu’au sol, jusqu’à l’inconscience renouvelée où je retombais inlassablement. Au soir, quoique nauséeuse, on m’enjoignit de manger. D’un corps entier qui se cabre, je lançai comme une salve la gerbe éclatante d’un gallon de vinasse qui s’écrasa contre le mur, contre le sol, et en travers de toute la table. " On " fut épargné. J’avais vomi. Je continuai. Le liquide fort et puant me sortait du corps comme l’esprit de sel s’expurge des boyaux sous la puissante action d’un exorciste démoniaque, à flux tendus. Peu à peu, aussi mystérieusement que se retourne la sphère, je me retournai, ramenant la forme contondante de la main à la peau retournée, creuse d’un gant ; mon corps devenait une enveloppe s’invaginant et dans une opération simultanée, hétérogène et complémentaire, il se vidait régulièrement : je disparaissais. Je m’amenuisais. " Il faut manger " hurla-t-on, et on tenta de me lester la bouche du poids d’un morceau de jambon. Peine perdue. Le phénomène persistant semblait durer, durer dans l’ineffable mais violente et fausse lenteur, suggérée par sa précision, que réclame la disparition d’un atome après l’autre. Je m’annulais. Je me vidais dans un mouvement d’expropriation de soi par soi et je résorbais l’apparence de façon concomitante. Il ne resta rien. Le dernier grain, dont on n’aurait pas pu démêler s’il s’agissait de contenu ou de contenant, éclata mais cette bulle ne projeta aucun résidu d’humidité. Je n’étais pas même morte. Et cependant que je les entendais hurler à tenter de me retenir, je me posai soudain la question : " Où suis-je ? ". Où suis-je, donc, pour me poser la question ?

jeudi 8 avril 2010

Vivre a-propos II


Quelque chose est impossible qui couronnera mon existence à son terme – la mort ; la mienne. J’imagine un heurt contre un improbable mur, un simple heurt qui arrive incidemment, innocemment : par exemple en ratant une marche, quand les pieds bafouillent et s’embrouillent, une bévue des chaussures à quoi l’on ne pense pas – sauf que cela peut toujours arriver, et que précipitée par le déséquilibre, je heurte le mur de la cage d’escalier, de mon front… la mort n’est pas plus simple. Je pourrais toujours m’arc-bouter contre l’enchaînement des faits qui y mènent, faire émerger un bras hors de la noyade, rassembler tous les mots que je prononce dans un souffle incontestablement vivace, mais quelque chose s’agglutine qui ce faisant témoigne du vivant voire apporte le vif et, ce faisant, m’achemine vers ma transformation en un quelque chose d’autre que moi.
Je peux m’arc-bouter par la pensée même ou par les actes contre l’effectuation d’un moindre événement qui, pourtant, arrive – et je n’en suis que faiblement émue, mécontente, contrariée. Ma mort, aussi, est, pour elle, un événement mineur qui s’insinue avec inocuité, qui s’accumule avant de se précipiter et contre laquelle alors je n’aurai que la ressource de m’arc-bouter dans un refus violent qui sera vain – tout aussi vain qu’incrédule, et je n’aurai pas, alors même que j’aurai refusé l’inéluctable évidence avec toute la force du désespoir, l’avantage d’y croire ni, simultanément, celui d’assister de face à son avénement lorsque d’un lâcher de lame, elle me décapitera, définitivement.
Je connais une femme qui mourut en mangeant parce que sa vie durant, une vie morne, obsessionnelle et avare, mesquine, elle avait tenu – je dis bien " tenu " – face à la mort qui rongeait chacune de ses pensées par ce principe implicite que la mort est incompatible avec l’acte de manger, avec la nourriture, avec l’aliment. Cette femme qui fut ma grand-mère paternelle eut au crépuscule de sa vie, une attaque qui ne lui laissa pas les gestes en regard de leurs rouages et ainsi, à quelques encablures de son dernier souffle, ses mains ne trouvaient plus l’orifice de sa bouche, pourtant elle persista dans le vouloir manger, elle se nourrissait par approximations, elle continua à manger avec obstination. Lorsque quelques heures avant qu’elle ne passe de vie à trépas, je la vis plantant la fourchette vide à force de tremblements dans sa joue gauche en pleurant et persévérant toujours, je me dis froidement qu’elle allait bientôt être confrontée à sa vérité. Elle n’inversa pas le mouvement de mourir mais elle s’apporta dans la mort avec toute la force, toute la férocité de la bête qui mange encore et elle y déposa un corps franchissant le fossé qui le séparait de sa dislocation dans toute la santé paradoxale de mâchoires forcenées. La digestion se continuait qui cette fois-ci fut totale.
Cette femme mourut maigre tant il est vrai que manger beaucoup n’est pas l’objet mais plutôt que ce que l’on mange, cela, il faut le manger exhaustivement. Les os de lapins, elle les nettoyait si bien que la tombe même n’accomplissait pareil travail de blanchiment qu’à force d’éternité. Son patient travail de dévoration, méticuleux, ne laissait rien qui fût susceptible de receler encore une parcelle de chair, témoignage du vivant dont elle se transfusait à l’instar du pain, des pommes de terre ou du fromage de gruyère car tout ce qui avait crû de la terre nourricière était bon, non de goût qui ne fut jamais son affaire, mais par une sorte de superstition viscérale, il faut manger pour vivre, à l’infini ; le principe ne pouvait, ne pourrait jamais être pris en défaut. Au regard de cette croyance, son avarice pécunière ne fut qu’un détail, une conséquence.
Elle allait à l’église le dimanche, croyant trouver là le réconfort, l’assurance marmonnée par le prêtre, messe après messe, d’une vie après la vie mais aussi parce que cette assemblée de fidèles lui semblait une assemblée de semblables dont chaque membre menait une vie modérée, tempérée – comme on le dit du climat sous nos latitudes, avec, et bien entendu dans la plus grande mauvaise foi de sa part, le comme-il-faut dont rien ne dépasse… alors qu’il ne se trouvait pas plus noir brouet que sa vie et sa personne. La messe des gens bien, c’était l’assurance que rien ne changerait jamais, ni dedans, ni dehors. Bien que sa vie la mécontentât profondément et qu’elle fût véritablement constamment dans l’attente de commencer à vivre pour de bon, elle n’a jamais rien désiré, le changement pas plus que le reste. La conscience qu’elle avait d’elle-même dans le sens d’une honnêteté vis à vis de soi, cela " n’existait pas ", je veux dire par cette phrase ainsi tournée qui débute par une affirmation qui se trouve ensuite niée, je veux dire que courait sous la surface de son intelligence à elle-même toute sa vérité profonde mais que justement, parce que cette prise de conscience aurait été un acte d’intellection, " d’intelligence " (" Intelligence Service ") elle ne put ni ne voulut jamais, par un refus à être, à devenir intelligente, comprendre ce qu’il en était d’elle-même et de sa radicale insatisfaction. Elle quittait l’église avant la quête.
Lorsque, tard, je m’installai dans un studio avec l’intention de mener une vie indépendante, elle m’offrit en guise de cadeau baptismal, un lot de torchons. Alors que je défaisais le paquet, un peu intriguée qu’elle me fît un don spontané, elle gloussait comme une petite fille qui a ourdi un gentil coup fourré. C’était là le seul genre de cadeau qu’elle pût faire avec un réel plaisir. Et pas seulement parce qu’il ne lui avait rien coûté.
Brièvement dit, la vie était trop large pour elle.
On peut tout dire, tout " asseoir " de ma grand-mère, il suffit pour rendre cela que l’on en dit, vrai, de le nier immédiatement par un mouvement d’annulation qui fait glisser dans les couches inconscientes cela même qui en devient une réalité, obsolète de ne jamais avoir vu le jour. Elle ne fut jamais riche de ce qu’elle ne devint pas mais elle avait en elle une réserve, un " sac " incontestable de possibles qui en faisait une personne, une personnalité-monde. Parce que de façon indéfinie sur le mode de l’infini elle n’était rien, elle aurait pu être tout. Elle ne fut jamais intéressante, pas même par les affabulations imaginatives dont n’importe qui aurait pu la revêtir. Le Rien de sa personne contenait tous les possibles non pour les montrer ou les laisser à imaginer mais à les dérober de fond en comble. Elle fut aussi nue que les os quand elle achevait de les lessiver de sa terne furie. Finalement je l’aimais bien, prise sans ses défauts il n’en restait rien, ce qui n’est pas lourd à porter même pour une âme comme la mienne.
Il faut manger.
Elle était petite et très carrée d’épaules, elle n’aurait pas facilement endossé n’importe quelle forme d’habillage ; l’idée d’une nature sienne protéiforme serait absurde, le pire des contresens la concernant, elle si rigide en tout, si l’on ne faisait pas appel à l’image d’une table rase au ventre très lourd. Son air misérable que d’aucuns, peu perspicaces prenaient pour de la douceur, cachait une usurière aussi redoutable que bornée, dénuée de la moindre finesse dans la ruse que donne à certains la cupidité. Elle fit une petite fortune et rendit mari et fils malheureux. Elle déféquait normalement. La métaphore du nœud de métamorphoses qu’elle représentait, trouvait son siège dans son incommensurable vacuité jamais désireuse de rien, cette réelle pelote de riens inextricables constituait un creuset rassemblant dans sa coupe la richesse de tout ce dont elle manquait, et même si cela ne passait pas par une représentation mentale de cette richesse car, à la vérité, sa rapacité, son âpreté au gain se suffisait de l’ersatz de tout, de cette bouillie nauséabonde qu’est l’argent. Elle était une avare véritable ; elle devient ce maelström sous-jacent, cette corne d’abondance de possibles à l’état quiescent, ce lourd refus pansu de s’engager dans la vie, cette inhibition du Désir qui en fait un kyste riche de l’éclatement d’un cancer dévastateur à jamais virtuel, elle devient cet inframonde parce que je suis la fille de son fils. Son manque d’imagination ne m’a pas épargnée, néanmoins l’écluse d’une génération intermédiaire entre nous me permet, par chance, de contempler d’un peu plus haut ce qui fut le bassin de son existence et d’un peu plus bas, d’en attendre un apport par vases communicants enrichissants. Je ne parle presque pas d’argent mais de répulsion créatrice. Sa mort signe le début du Possible. Sa mort voici bientôt huit ans, signa le début du Probable.
La Liberté est une intensité. Il suffit d’écrire pour savoir que traduire par ses propres mains une vie dans son volume en la linéarité de phrases peut s’apparenter à la réduction de la vie en argent, l’opération est de même nature puisqu’elle se solde toujours par une masse symbolique : une somme de pages (à défaut d’un livre) ou un magot, deux tas mêmement riches de ce qu’ils ne sont pas. Le passage que fut et que reste en acte l’héritage que je reçus d’elle, est justement le Passage. Je n’adhère, jamais, à quoi que ce soit – comme elle, mais là où son poids l’entraînait à l’immobilité, mon inconséquence, ma nonchalance ne me déposent nulle part. Je n’aurai jamais fait mon beurre. Nous avons pour lot commun l’abstraction au sein du concret même, livre ou magot ; et aussi, la plus mûre des vertus : l’angoisse. Elle était méchante et peureuse mais je ne me crois pas méchante.
Le principe de rétention est-il incompatible avec celui de Liberté ?

mercredi 7 avril 2010

Vivre a-propos I


La mort, c’est d’abord un corps dont il faut se débarrasser.
Quand ouvert par le milieu, étalé tel un gouffre exhaussant impudiquement son mystère, on exalte sur le mur la large bande plate d’une couleur franche qui montre cela tout entier qui fait l’orgueil de l’être, d’être ce disciple de cette discipline de vie, cela parce que ceci que l’on crache au dehors un camouflet destiné à l’encan, et l’essuie qui veut, et quand ne reste comprimé aucun remugle qu’à une certaine enflure par le dehors l’on fait ailleurs passer pour l’âme, quand vidée depuis toujours on s’est dévoilée toute, perdant l’épaisseur que tout amoureux tient pour l’amour, alors, on perd tout, Spinoza, Nietzsche et l’amoureux.
On me veut sans regrets.
Je ne comprends pas ce que tu veux me dire.
Supposes-tu que ces liquiddités, je doive me les arracher de l’âme à la seule force du poignet unique de mes deux seules mains ? J’ai fort bien compris pour le contrôle et pour la traque dont je suis l’objet jusqu’au plus impur mais crois-tu, tiens-tu que je descendrai seule, toute seule jusqu’au plus bas de mon faîte ? Je n’infligerai à nul autre de vivre face à l’œil de bœuf dont tu me fixes mais cela nécessite-t-il pour autant que par ailleurs et tout au long je reste seule ? Pourquoi ne m’aides-tu pas ? Pourquoi ne m’aidez-vous pas ? J’ignore s’il y a quoi que ce soit à quoi je doive acquiescer. Mais sache que j’acquiesce. Je suis la plus que lasse.
Tout ne fut que joué que je crus une flamme, je ne continuerai pas à m’entretenir par ma propre galvanisation. Je rends l’âme et de multiples âmes encore, je rends toutes les armes, il n’y a aucune foi qui ne se berce d’illusion et l’illusion même tu ne me la sers pas. Et je n’en veux pas.

mardi 6 avril 2010

Passage


Advenir à l’Imparfait

Nous ne devons pas, il ne faut pas préjuger de l’avenir. Cette phrase à double tranchant moissonne dans plusieurs champs diamétralement opposés, elle articule cette démultiplication dans le sens même où, avec sa " double " face, elle y renvoie sans en être un agent : son apparence double reste plate, fixée et figée dans un plan unique, elle n’est pas à l’image de ce qui se déploie autour d’elle dont elle reste toutefois, alors que simplement " bivalve ", le gonds de rotation. Elle n’est pas agent, elle est témoin, elle est vecteur, elle est " prétexte " comme l’est le prétexte que l’on allègue pour se justifier. Là est sa duplicité qui la place au coeur de se qui se déplace par à-coups : l’implosante fixe et/ou l’explosante fixe, puisque son mouvement par hoquets rabat l’une – l’implosante, sur l’autre – l’explosante et que ce rabat en fait un mouvement, le sien, dans son redoublement, au carré. C’est par là-même que commence la démultiplication des champs ouverte par cette phrase duplice.
On pourrait prétendre qu’il en est de même pour toutes les phrases qui énoncent des vérités dont des sujets à l’extrême les uns des autres, peuvent s’emparer.
Ce que l’on constate ici, avec évidence, est le statut " démocratique ", de démocratie de cette phrase.
" Il ne faut pas préjuger de l’avenir ". Cette phrase de Pandore ouvre les discours des orateurs les plus antagonistes, dans l’extrême-droite comme dans l’extrême-gauche, comme elle peut ouvrir les plus tièdes péroraisons. Les tunnels que constituent ces formules riches et simples, et dangereuses nous ramènent à un territoire de condensation. Ce sont des raccourcis qui disent bien ce qu’ils veulent dire : cela qui veut à la fois tout dire et son contraire.

La littérature, dans sa forme poétique ou romanesque, a évolué en maintenant par la force des choses, ce qui a fait, de tout temps, la condition de l’écriture pour l’écrivain : sa matérialité. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons explicatives des formes de l’écriture, l’alexandrin, le sonnet, les spondées et dactyles ou tout ce que l’on peut nommer comme formes au sein des formes du discours. Cela passa par des impératifs qui, avec le plus grand " sur-naturel " (" artifice ") s’imposèrent quasi naturellement à et dans l’Application, comme phénomène physique d’inscription, de la phrase sur son support. Etudier la question dans son détail, c’est à dire au travers des différentes formes que prirent les écritures au cours de l’histoire, ne fera que renvoyer le mouvement dans sa nature et son devenir comme à son noyau. Comme si une parcelle renvoyait, sans qu’il y ait la moindre monotonie, le moindre refrain, la moindre rengaine dans le tout, au tout justement. Si je me place à ce point précis de l’histoire où, ici-même, je débite ma petite prétention explicative personnelle, pour autant que ceci serait juste, cela n’en marque absolument pas un point de retournement, au sens d’un point d’arrêt qui fait conscience ou d’un point de conscience qui fait arrêt. Le rythme, même si on peut le supposer dans une histoire (celle de la littérature dans son sens le plus large, de tout ce qui à un titre d’écriture laisse une trace) ne se scande pas sur la répétition de l’identique, mais d’un même qui diffère. La parcelle renvoie à des parcelles dont les centres magnétiques ou hypnotiques, de vertige, de nausée, de danse démantèlent la parcelle en tant qu’elle ne serait qu’une.
Le point de condensation de l’écriture passe, aujourd’hui (entre autres) par l’auto-fiction. Et cela n’est pas innocent.
Là où le style en était arrivé, de cette histoire ? Au Langage. A la Pulvérisation du Langage. Le jeu de mots comme une obscénité qui ne se cache plus ou n’amuse plus. Cela consiste en quoi, au juste ? A court-circuiter, dans un même plan, un même cadre comme sur une carte (la page ou l’écran), quasi géographiquement, plusieurs niveaux de langages ; dire en une fois, qui se démultiplie de par le jeu de/des mots, plusieurs choses différentes. La pluralité passe par un étranglement (celui du mot dans son jeu) pour redevenir pluralité. Le volume comme le mouvement comme l’unicité sont diffractés alors que chacun de ces mots (volume, mouvement, unicité) ne renvoyait pas, initialement, à un banal singulier opposé, ensuite, au pluriel produit par la diffraction. Nous sommes dans la saisie de l’instant dans toutes ses formes à la fois et ce que produit ce goulet " consciencial " (l’affreux néologisme) renvoie cruellement, implacablement au non-possiblement conscient. Cette saisie renvoie à sa propre impossibilité puisque le pluriel que l’on veut réduire à un mot, prolifère im-médiatement. Mais, entre-temps, dans un instant, qui donc ne devrait pas s’inscrire dans le temps, nous pensons avoir saisi quelque chose. Nous le croyons.
Désormais, le corps peut être là où il n’est pas. Où est-on au juste quand on lit – lorsqu’une minette lit un livre sentimental, ou lorsqu’un " mec " visionne un film pornographique (j’emploie des images très convenues) ? Où sommes-nous lorsque nous écoutons de la musique, lorsque nous nous concentrons sur une tâche, etc… Lorsque nous rêvons etc… Lorsque nous aimons ? etc… Et je ne prétends pas essayer de situer la conscience. Mon propos n’est pas là. Je parle de corps qui se déplacent sans bouger, du moins selon des notions du mouvement assez élémentaires, pour ne pas dire simplistes.
La question psychotique du " où suis-je ? " devient contemporaine, elle l’est devenue depuis déjà quelques décennies. Et ne fera jamais que le devenir. C’est à cette question " de situation " que s’attelle la littérature de l’auto-fiction. Le je fait le jeu.

" Et cependant que je les entendais hurler à tenter de me retenir, je me posai soudain la question : " où suis-je ? ". Où suis-je, donc, pour me poser la question ? ". Où suis-je, donc, pour me poser la question ?
Nos sociétés en sont arrivées au " Point de saisie " d’elles-mêmes dans ce qui serait une illusion (qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ?) qui les renvoie im-médiatement (dans une façon réactivement " automatique ", sans médiateté) à une perte par l’atomisation, la diffraction, la pulvérisation dans une multiplicité. Et la seule question qu’il soit en notre mesure de nous poser consiste dans la nature de cette multiplicité. Est-elle identique à celle qui vient de s’anéantir en se ramassant, en se rassemblant dans ce goulet du jeu dans le je – du mot ? Du mot comme trace ? Comme signe ? La carte géographique a-t-elle inspiré Giordano Bruno ? qui tenta, par le rassemblement panoptique du Savoir qui était le sien (donc différent du nôtre et qu’il tint peu ou prou pour universel) sous la forme d’un système " ramassé " pour ainsi dire visuellement, d’accéder, en faisant jouer une sorte d’" Intuition de l’Instant "( ?) soit une verticalisation du temps que, finalement, on pourrait, peut-être, (et cela fait beaucoup de mots) qualifier d’" aporie " (créative, certes) de l’instantané, d’accéder à la Connaissance.
La saisie dont est l’objet l’Instant de l’étranglement, est trop étroit pour renvoyer à un sens, à une saisie comme saisie du sens. La perte qui suit, il serait facile de la qualifier de " perte du sens ", l’époque s’y prête. Pourtant il ne me semble pas s’agir d’une dissolution de sens, d’un sens générique sous la forme de ce que nous appelons ainsi communément. Le temps ne s’est pas arrêté pour autant. Ce que nous considérons de façon démesurée, par un effet de loupe, s’est propulsé et propagé jusqu’à nous sous diverses apparences. Pourquoi, donc, en sommes-nous arrivés où nous en sommes arrivés ? Que perdons-nous qui est un gain ? Une pulvérisation, une démultiplication comme un démembrement articulé dans un volume en expansion et en extension, un emboitement pour un déboitement des mouvements. Une abstraction galopante pour une matérialité qui demeure massive et qui étire longuement les jambes des marcheurs entre des pieds qu’ils posent lourdement sur le sol et leur tronc et leur tête qui montent, s’élèvent – vers quoi ? Il serait facile, très facile, de répondre vers une sorte de réel qui admet en son sein toutes les traces de réalités, c’est à dire, aussi, des virtualités.
Pourquoi le jeu du mot ? Pourquoi ce " fantasme de totalité " ? Je suppose : parce que c’est en cela justement que consiste la Connaissance. Cette issue est une pirouette. Un jeu de mots est-il autre chose ? Le jeu de mots ne trompe-t-il pas le badaud de la littérature qui y voit seulement une facétie ? La première fonction du jeu de mots est de solliciter la mémoire en la favorisant, en favorisant le souvenir. Le jeu de mots se veut marquant, il ne réussit qu’à être manquant là où il est le plus prégnant (il s’agit là d’un " effet de logique "). La forme se fond sur le fond, il y a amalgame, rabat de l’un dans l’autre. " Parêtre " (et encore… la formule est inégale, tout jeu de mot, par essence, est imparfait, bancal). Il est de la nature du jeu de mots de laisser apparaître l’artifice, de donner le jeu pour un jeu, de laisser passer un jour, un rai de lumière dans un désir de démystification qui est le paroxysme de la mystification. Dire-le-faux pour autant que l’on dise – et non pas en le pointant, si ce n’est en ne pointant point ce que l’on pointe. Le faux n’est jamais là où l’on dit. Ainsi d’un corps, ou peu s’en faut.
La faux à double tranchant… que serait une mort qui, nous coupant en deux selon la double face de sa lame, nous dédoublerait ? Un peu vers la mort et un peu… ? Où va le reste pour moitié ? Quelle est cette mort à double fond ? Ce fond du fond ? Cette mort au carré ? Le carré de la mort, ce morceau de pré, cette tombée. Ce qui restera ne restant pas sous sa forme ? Cela n’est pas neuf. Cela reste peut-être à dire.