vendredi 31 décembre 2010

Image d'une plage de Temps

Bellini - Allégorie sacrée
à quoi bon, en des temps de détresse...

dimanche 19 décembre 2010

D'un emboitement l'autre. Comment-taire.


On n’écrase pas l’eau. Son caractère fuyant, sa plasticité extrême comme son irréductibilité m’empêchent d’écraser l’eau, et lorsque j’avance dans ma pensée, progressant pas après pas, je ne peux que me rendre à l’évidence : ce pied que je pose chasse l’eau, la botte de ma jambe qui se moule extérieurement à ma jambe n’est que le lieu de ma jambe, étroitement découpé dans l’eau et d’où celle-ci a fui. L’eau a reflué, elle me baigne, je ne l’occupe pas mais elle, m’assaille.
Ainsi ce rêve dont je désirais presser, pressurer la substantifique moelle, ce rêve me glisse hors cerveau ; en posant mon pied hors du lit à midi, à mon reveil tardif, mon rêve s’est enfui comme une savonnette que chasse justement la cage de mes doigts qui tentaient de la retenir. Et je ne peux, maintenant que la soirée est avancée, qu’avoir quelque vague impression que ce dernier rêve en date, m’est revenu visiter dans la journée, je le sais, je le sens dans mon effort-même de me le remémorer maintenant. Il est la trace même de l’eau, diluée dans l’espace et le temps de la veille. Peut-être, lorsque, à la nuit, je me coucherai, il se redressera de son oubli. Je ne le souhaite plus, je ne souhaite pas qu’il se réveille quand faiblira ma conscience car maintenant que j’écris sur cette impossibilité à me le remémorer, je ne supporterai plus qu’il vienne par sa nature, son contenu, démentir toute l’impression qu’il me donne alors que je décris ses rives. J’écris sur rien. Et je ne voudrais pas que ce rien me soit retiré par l’opération du rien s’ouvrant en deux, prompt soudain à me révéler ses caractéristiques de rêve, en quoi il fut un rêve. J’écris la rive depuis la rive. J’écris en quoi consiste l’impalpable de la rive alors que c’est ici même que le lointain de l’horizon, le rêve si l’on veut, trouve une matérialité, serait-ce celle de l’eau. J’aime le champ des paysages marins, leur horizon mouvant mais ancré à la terre, d’où il est démarré par son mouvement de balancier qui ne quitte pas son ancrage sauf d’une tromperie éternelle et sue, qui est le mouvement même des vagues.
J’écris sur le désir d’écrire quand rien n’est à écrire, non que je sois dans un défaut d’inspiration – je le sens bien, il m’aurait suffi d’attendre quelques heures de plus, et je suis patiente – mais j’avais envie de savoir ce que, je crois, je ne découvrirai pas : savoir s’il existe, au préalable très concret du moment d’écrire, un mouvement d’aspiration, d’effondrement des forces sur soi de " qui écrit " (à défaut d’être écrivain), créant ainsi une dénivellation, un déséquilibre dans l’ordre des idées s’appelant à être comblé par d’autres idées, des mots, des images, des sons. Cette béance, je peux la reconstruire par la théorie, le résultat de mes réflexions, mais il ressort de la pratique, toute inexpugnable, une réalité obliquement différente : comment pourrais-je prétendre déceler, désceller de son mur la brique qui par la répétition de son motif, le constitue tout entier ? Comment pourrais-je d’une voûte prétendre isoler la clé de voûte ? En d’autres mots : d’où, de quelle réalité, de quelle légitimité surgirait cette béance, en tant que telle, alors que vouloir la nommer, par et dans la définition même que j’en donne, suppose qu’elle n’existe pas pour soi – pour elle. Elle n’a de teneur que de ce qu’elle conditionne et qui, dans un même battement, synchrone, la conditionne.
Comment vouloir prétendre tracer une limite de partage structurel au sein même de ce qui ne fait qu’un ?
Le rêve s’il se révèle dans son contenu, sera hétérogène à la sensation mentale où m’a plongée la frustration, transmutée, de ne pas le retrouver. Je ne souhaite pas que ce rêve se redéploie lorsque je me rendormirai, ce soir, pour ne pas avoir à vaciller sur les pavés inégaux de mes sentiments et tomber d’une Nature en une autre, ce qui n’a rien que de très déplaisant. Comme de perdre une pensée où l’on était, où l’on se sentait bien pour tomber en une autre, venue on ne sait comment, qui demeure sans chair ; on se retourne sur soi pour constater la béance du Lieu perdu.
Ecrire à froid, ne pas saisir l’écriture en marche mais artificiellement assembler des mots de peu, des mots sur l’absence de mots, de cela je voulais savoir si cela suffisait pour rédiger un texte qui se tienne. Je voulais savoir si l’on peut fabriquer l’appétit, si la faim vient vraiment en mangeant. Mais ce serait faire peu de cas de ce qui a présidé à-, décidé de- cette expérience. Au désir il aura bien fallu un désir : un désir antécédent au désir. Rétroactivement, rétrospectivement, à rebours jusqu’où faudra-t-il à chaque " désir de- " placer un autre désir, causal ? Et pourquoi en venir à situer le Désir d’écrire dans une réaction en chaîne, un emboitement-déboitement-succession de désirs ? quand, selon la démonstration faite plus haut, il semblerait que deux suffisent amplement. Si le Désir est faible, il suffirait donc de l’articuler à la ténuité d’un désir d’écrire ? Mais qu’est-ce qui débute le désir ? De quelle vacuité, de quelle platitude surgit-il ? Comment est-il possible qu’au rien de l’indifférence succède cette sirène dans toute la matérialité de sa succion, dans toute la force de son absorption ?
Comment est-il possible de sauter d’une continuité/discontinuité en une autre ? L’humain est-il doué du gracieux pouvoir d’enjamber les vides ?

C’est d’un professeur de mathématiques que je tiens que la fable d’Achille ne parvenant pas à dépasser la tortue lente qui marche devant lui (il devra franchir d’abord la moitié de la distance qui le sépare d’elle, puis la moitié de l’autre moitié, etc sans que la distance qui les sépare, la tortue persistant à avancer dans son mouvement, s’épuise jamais), que je tiens que cette fable qui fait tant gloser la philosophie reposerait sur une erreur, ou une Faute.
Si le temps s’inépuise continuellement de l’une de ses bornes à la suivante, il n’en reste pas moins que nous sommes mortels et que nous en venons tous à faire, ultimement, l’expérience du saut. Quant à croire que le mouvement qui nous bascule d’une réalité dans une autre réalité qui, selon la conscience, selon notre conscience, n’existe pas, quant à croire que cette culbute soit " unique " en son genre (et dénaturée par nature puisqu’elle plonge l’autre de ses appuis dans le Néant), ce serait naïf. J’adapte librement, je traduis lointainement la pensée mathématique du professeur. Je fais quotidiennement l’expérience de la mort, et jusqu’à la mort, toujours, je continue à vivre, mais ce qui fait que cette expérience sera (ultime moment de retournement du futur en présent), de fait, unique est son impossibilité, de fait. Je fais quotidiennement l’expérience de l’impossible. Mais quelque chose m’empêche de le savoir, d’en avoir la connaissance – si ce n’est par la pensée.
Alors même que la pensée l’a créée de toutes pièces – avec des mots et des concepts, par les mots empilés comme des briques, la pensée démystifie la fable d’Achille et de la tortue. La distance n’est pas une matérialité, quand bien même on pourrait la saturer à l’aide de murs, seraient-ils en devenirs. Et, à cet égard, la mesurer comme on le fait d’une table, est aberrant. Mais on peut la jalonner à l’aide de " Chance(s) " et s’il ne semble, intellectuellement, guère rassasiant pour l’esprit de se nourrir des fastes des Prédictions et autres Prédications, nous ne pouvons passer sous silence cette vérité que l’Espace est ce qui du Temps se creuse, sur place. S’il a pu sembler simple de " croire " à l’espace parce qu’il est habité, et de plus ou moins dénier une " réalité " au temps qui reste toujours, dans sa matérialité, ce que nous situons, ultimement, " entre ", c’est à dire un vide, nous ne pouvons oublier que Saint-Thomas a cru, a pris pour preuve de la Réalité, le mur, fût-il fendu par une plaie (et a cru pour ce surcroît de vérité solide aussi et surtout, selon la Bible), qui opposant un corps à son propre corps lui objectait l’espace sous une forme pleine (sa preuve !…).
Mais Marie l’Egyptienne fit l’exacte expérience contraire. A son désir de pénétrer l’Eglise de la Résurrection dont les portes étaient béantes et aspiraient le flot des pélerins, fut opposé le Mur. Un mur qui n’eut d’existence (de réalité ?) que pour elle, un espace sous sa forme creuse, " trouée " qui s’opposa à elle dans toute la force d’un déni de réalité. Elle, aussi, put douter de sa vue quand elle se vit refuser de franchir un seuil complètement ouvert. Certes, elle ne fut en butte qu’à son Désir, ce qui détermine bien des choses. Mais, justement. Si nous ne pouvons assigner de réalité à la réalité que de ce qui se mesure à notre Désir, alors pourquoi croire impunément qu’il soit " rationnel " et fondé de vouloir mesurer l’espace et, surtout, d’en tirer des fables métaphysiques ? L’Illusion, jusque sous sa forme extrême d’hallucination, touche à tous les sens. Ce que Saint-Thomas montre de par son expérience, est dé-montré et dé-monté par l’expérience de Marie l’Egyptienne. (Ce ne fut, en quelque sorte, que par l’" actualisation ", au sens d’une " mise en temps ", de son désir qui jusque là s’affichait comme contre-Désir ou désir de désir, que Marie, sachant, put pénétrer le Lieu Saint, désormais en fin ouvert). Et cela converge vers une morale unique. Si le Temps ne doit pas être réel, alors l’Espace ne l’est pas plus. Si le Temps et l’Espace existent bien, ou du moins ont quelque réalité intrinsèque quant aux cadres qui baignent et tissent la forme de nos expériences, cette réalité serait-elle un acquis évolutif, " historial ", alors ils n’ont de réalité que celle que nous pouvons nous reconnaître à nous-mêmes, c’est à dire de l’ordre du probable, à tout instant.
On ne peut affirmer : " Achille dépasse-ra la tortue " ou son contraire. Et ni l’épreuve d’une logique insuffisante, ni l'épreuve d'une science mathématique "suffisante", ni celle d’une réalité platement banale ne peuvent conclure. (A ce titre, une Vérité peut toujours sembler d’une V. " exponentielle ").
Il appartient aux rêves seuls de donner toutes les versions d’un même fait dans leur déploiement, mais ils sont labiles. Et il leur suffit, justement parce que nous les oublions si facilement, de ne donner qu’un échantillon de ce qu’ils sont, pour que nous les tenions pour ce qu’ils sont : des rêves, le Désir de ne jamais terminer une histoire. Toujours la même et qui recommence sous l’aspect de continuer en des termes, avec des mots qui varient. Et bien fous nous serions, tous, de nous fier au déménagement en cercles désenclavés des grands chevaux de bois d’un manège, entraînés par le désenlacement halluciné et tournoyant des scies musicales, hurlantes d’une fête forraine. Je saute, je ne tombe pas. Je cours, je ne marche pas. Je chante, je ne pleure pas. Je vis, je ne rêve pas, je rêve.
22/10/2009-23/10/2009

D'un emboitement l'autre. Image.

William Rimmer
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