samedi 14 mai 2011

vendredi 13 mai 2011

Notre Dame du Bon Jeu - VI

et, dans l’éther…


La République


…" Même le dernier venu, s’il choisit judicieusement et s’efforce de bien vivre, peut ramasser une condition convenable et bonne. Que le premier choisisse avec attention, et que le dernier ne perde pas courage. " […] Enfin, l’âme d’Ulysse, à qui le hasard avait assigné le dernier rang, s’avança pour choisir ; mais, soulagée de l’ambition par le souvenir de ses épreuves passées, elle alla cherchant longtemps la vie d’un particulier étranger aux affaires ; elle eut quelque peine à en trouver une, qui gisait dans un coin, dédaignée par les autres. En l’apercevant elle dit qu’elle aurait fait le même choix, si le sort l’eût désignée la première, et elle s’empressa de la prendre. […]
…Quant à lui [Er], on l’avait empêché de boire de l’eau ; cependant par où et comment il avait rejoint son corps, il l’ignorait ; mais soudain, ayant levé les yeux, il s’était vu à l’aube couché sur le bûcher…


Platon

jeudi 12 mai 2011

Notre Dame du Bon Jeu - V


Eternelle Ritournelle


Parce que chaque existence est bâtie sur très peu de choses, lorsque la fatigue, nous alourdissant, nous emporte vers le profond et nous y dépose dans son défaut de sol, nous trouvons l’Immobile en nous, qui a pour toute réalité véritable un lourd et doux ralentissement, mais celui-ci qui satisfait notre penchant soudain au tenu et au ténu de la stabilité parfaite appelée Arrêt (l’Immobile, impossible et ici suggéré). Nous subissons alors un phénomène contradictoire de poussée inverse qui, nous allégeant et allégeant notre corps, le hisse et nous hisse vers une surface absolue – qui n’est la surface de rien si ce n’est qu’elle est en haut. Ainsi nous sommes étarqués, étirés entre deux poids exactement opposés et dans cet état de profondeur relevée, nous sommes soulagés sans pouvoir saisir de cet état autre chose qu’une fugacité lente qui nous maintient dans la perplexité d’assister à ce qui se passe – à ce qui nous passe, nous trans-passe à l’intérieur toujours du même état, du même espace : un temps qui dure et nous étonne parce que nous reconnaissons à chaque instant ce qui nous advient sans le connaître pour l’avoir connu. Nous assistons à chaque geste que nous pratiquons tout en sachant que nous allons reconnaître ce qui va suivre et, de fait, nous reconnaissons chaque instant avec sa charge de vie – de gestes (car, dans cette dimension microscopique de l’existence, tout acte est minuscule et ne peut guère dépasser le geste) alors que nous ne savions pas ce que nous allions reconnaître et savions que nous reconnaîtrions, sans surprise mais avec la surprise de l’absence de surprise : " oui, c’est bien ça, cela même ". Je le savais, je le sais, je le reconnais. Cela devait être ainsi.
Dans toute la Roue qui tourne de l’Eternel Mouvant, se saisissent parfois des suspens, dans des moments singuliers qui donnent, qui donnent l’échantillon en quoi repose la nature de ces suspens. Du mouvement figé dans sa progression-même – et pour cette raison même de cette qualité paradoxale (advenue pourquoi ? comment ?), du mouvement alenti vers sa limite " neutrale " nous nous détachons, nous nous décollons, mais il persiste comme mouvement et nous assistons à nous-mêmes dans la nature même qui fait chaque existence : le très peu. Le très peu de choses à quoi nous sommes ramenés lorsque s’exige d’elle-même la substance, l’essence ; dans l’urgence feinte mais aussi surtout toujours, pour chaque coup de cette stabilisation momentanée du Dé coureur, s’exige l’essence-substance qui veut, veut se voir en tant qu’elle con-siste. Car, je suis prête à parier que cette expérience estrange passe par une canalisation de tous les sens dans le défilé du sens de la vue (comme si sa suprématie en temps normal pour la plupart d’entre tous les membres de l’humanité, se densifiait ici et maintenant). Littéralement, nos yeux tombent ronds hors de leurs orbites sans tomber, mais en regardant en étant détachés d’un corps dont on dit qu’ils sont habituellement la porte. La porte s’ouvre alors, elle qui toujours a perçu et perçoit par porosité ou par capillarité. Les portes de nos sens, dans leur exercice quotidien, absorbent le monde à l’image d’un buvard, elles sont parties prenantes, et parties prises (dans la masse).
Mais je parle ici d’une expérience où les sens, sous l’auspice d’un sens qui les condense tous, où ce sens-roi prend ici une autonomie qui nous relègue dans une condition de spectateur de soi. Nous sommes libres de sentir que nous devin(er)ons rétrospectivement ce qui doit advenir, et ceci par la grâce d’un moment-mouvement qui constitue tout l’objet dont il est la condition. Le miroir se regarde. Est-il vide ? Si oui, que voit-il ? qu’y voit-il ? Son propre devenir, à vide. (Ou percevoir ce qui n’offre pas de prise à la perception, une sorte de battement sans battant).
L’oxymore ou le paradoxe ne sont que le petit moyen, l’euphémisme non adéquat de signifier : être à la fois ici et maintenant, quand cela est synonyme d’un " être ici et là-bas au même instant ".
Là où ça s’achève : ici.
La porte s’ouvre.

mercredi 11 mai 2011

Notre Dame du Bon Jeu - IV


Le bourdon


Je suis la veuve d’un homme que je n’ai pas épousé.
A mes insinuations de la présence d’oreilles et d’yeux subreptices dans les murs, il avait catégoriquement engagé sa parole et opposé sa promesse qu’il n’en était absolument rien, nous étions, bien, seuls en ce séjour. Je lui rétorquai, sur le ton le plus narquois que je pus trouver dans mon répertoire de vocalises (répertoire très riche et très travaillé) : " Vous ne vous imaginez quand même pas qu’à l’heure où l’on envoie Hubble dans l’espace, on ne puisse pas nous espionner sans que vous le sachiez ! ? " Je le vis interloqué. Mais, comme je pense vite, interloquée que je fus moi-même à le voir ainsi, je ne le restai pas : " Ainsi donc, l’affaire est carrément démesurée… " me dis-je. Ainsi les murs, la peinture du plafond, les lattes du plancher, les crins du tapis, les fauteuils, la transparence des vitres, tout, jusqu’au pont des lunettes entre les deux verres, et qu’il ne porte pas, où peut se loger le trou, le centre d’un œil et d’une oreille, artificiels, scrutateurs qui loin de projeter de façon centrifuge une onde, absorbent, boivent, comme le Dracula de mes cauchemars, de jour et de nuit, toutes mes vies, tous mes gestes, faits et dits, tout moi, toute la robe qui me ceint d’apparaître et de paraître – d’être. Je suis volée en continu. Le petit bouton d’un bijou technologique sophistiqué situé à peu près partout m’aspire toutes les substantifiques moelles de ma vie. Je le savais déjà. Je mesurai à ce moment-là seulement dans quel guêpier je m’étais enfournée. " Je peux vous assurer qu’il n’y a, dans cette pièce, strictement aucune caméra ". Ne joue donc pas sur les mots, veux-tu ! Ne jure pas, n’oublie pas qu’il te sera compté et décompté tout parjure, ta vie risque l’amputation de quelques heures et années. Car quelque chose il y a. Que cela porte pour nom " fibres optiques " ou bien quelque autre nom que j’ignore pour une réalité technologique que j’ignore tout autant, faute (faute volontaire) de me tenir au courant.


Je suis jalouse. Jalouse jusqu’à griffer. Jusqu’à égratigner et je me rappelle la conséquence qu’avait eue cette conversation téléphonique qui, visiblement, n’avait rien de professionnel, cette conséquence sur ton répondeur quelques heures après, quand je fus rentrée chez moi, je me rappelle que tu te rappelles quel coup à l’estomac cela te valut et que je viens de relater plus haut. Je reconstruis. Je reconstruis mon message vengeur, non les mots mais la teneur. Quelque chose comme une mise à pied sous la forme de quelque rétorsion ou autre – et de quel ordre ? Là je n’en ai pas le moindre souvenir et n’embraierai pas. Quand enfin nous nous revîmes, tu pataugeas. Tes grands et maladroits souliers bafouillèrent dans la mare quoique tu eusses attaqué par une virile estocade. Tu fus, pourtant, déséquilibré. Mon cher, entre nous soit dit, je me ferai de ta prétendue gaucherie, le plaisir de dénouer en cadence, tous les secrets. Mais, revenons-y d’abord : quelque temps après cette escarmouche (entre autres) tu reçus encore un appel téléphonique privé qui te valut de façon ostentatoire, un grand sourire, plus adressé à moi qu’à la promesse qu’il t’octroyait, d’un supposé plaisir – mondain ? On ne me la fait pas. Et je restai tout à fait dégagée, sereine et attentive. Non mais qu’est-ce que tu t’imagines ? Que je suis une pile à réaction nucléaire ? Certes, j’en suis une. Avec cette variante, qu’au nombre de mes fonctions compte celle du retardement – de l’explosion après délai. Je te réserverai la primeur de botter en touche à ton nombril. Je percerai ton ego de toute la longueur de ma pointe. Et crois-moi, je ne le regretterai pas. Le film, le filmage – sur lequel je ne compte pas, ni toi d’ailleurs – en eût valu le détour mais justement, quand nous en serons arrivés là, la pelote technologique aura fini de dérouler le cours de son énergie, épuisée elle languira gisant de son dernier bout de langue devant la porte close des amants. La fibre optique version opaque. Cela te pend au nez. A ton grand nez qui a toujours su détecter les senteurs frelatées mais aussi le miel d’acacia quand il est d’acacia.
Aussi demeure-t-il regrettable que tu te sois supprimé. Nous aurions pu. Je veux relater toute la fantaisie qui ne me reste plus qu’au titre de la fantaisie. Dont acte.


Le Surmâle


" L’amour est un acte sans importance, puisqu’on peut le faire indéfiniment. "
Tous tournèrent les yeux vers celui qui venait d’émettre une telle absurdité.
[…]


Alfred Jarry

mardi 10 mai 2011

Notre Dame du Bon Jeu - III


A-gression


Voici une journée passée par un trou d’épingle ; expédiée ; il fait nuit, je n’y aurai vécu que du temps consacré à passer. Je m’en trouve bien, je ne pense rien, je n’attends pas, à peine si je suis, là, à écrire. Je pense à du " chiffon " comme appellent les hommes, les robes, le taffetas, les dentelles, les pantoufles de vair, les odeurs capiteuses, les fronces et plis, le jupon, le bouillonnement de l’écume qui ravit – au sens fort – les filles. Ce rapt hors de moi-même vers des champs de blé où roule la mythologie d’Europe, est accompli, plus sûrement que par un dieu, plus profondément, oui, par la " bagatelle " (comme l’appela une religieuse qui devint reine des chiffonniers du Caire). Un homme n’est pas un rêve, il est un poids, une masse contondante de muscles, une paire de chaussures remplie par la réalité d’un aller de l’avant, deux mains qui taillent des flûtes et des poignards, et des oreilles qui donnent des ordres sans avoir eu jamais à écouter autre chose qu’elles-mêmes ; un homme n’est pas un rêve mais il peut le fournir à la putain dont il est le proxénète et qui, si elle a été industrieuse, aura gagné le butin d’une paire de gants, d’une robe à pois et d’un chapeau tubulaire.
Un homme n’est pas un rêve, il en est le prétexte, l’architexte et l’échec, l’archiprêtre et le remueur des cloches qui brinquebalent leur appel au faîte du donjon des villes. Un homme, à chaque heure, sonne le tocsin du présent pour appeler à l’ordre de ne pas fuir, les filles. Un homme n’est pas un rêve, quelquefois il peut être une fatalité lorsqu’au plus beau jour, elle aura eu le goût mauvais prémonitoire de se vêtir d’une robe de communiante, et qui plus est de se voiler du chef (du crâne) pour en revenir, par la suite, à un divorce irrémédiable ou, tout aussi bien, à une enclume tout aussi irréversible : celle des jours accusant la pente de la déception jusqu’au dernier souffle. Ainsi finissent les princes des comptes, dans la banalité et l’eau saumâtre des rancoeurs recuites qui ne bouillonneront plus en éclat et refroidissent dans la puanteur de l’habitude.


Me marierai-je vraiment, un jour ? comme Maxime ne me l’a jamais proposé en disant du mariage, sur le ton effrayé du dépit de s’entendre et de la peur de m’entendre, moi, peut-être confirmer son dire : " c’est démodé ". Je pense surtout qu’il croyait avoir trouvé là le biais d’expliquer sans expliquer qu’il ne portât pas d’alliance au doigt. Je riais en silence. Non mais, qu’est-ce que tu t’imagines ? ! Que je tomberais dans ton escarcelle par ce genre de conversations perverties par la situation ?
Trouvas-tu la situation " piquante " ? Au long de toutes ces années, nous aurons à tour de rôle chacun, trouvé le bon moment pour mordre l’autre, le manger parfois, le respirer, rarement, et flairé avec délectation les aveux involontaires pour lesquels l’autre ne se mordait pas toujours les doigts. Sais-tu ? Je crois que tu as raison. Ton interprétation est juste. La toux mécanique qui ne me quitte pas, n’est que l’espoir de tousser assez profondément – ce que je ne fais pas car il serait trop incommodant de passer la journée dans une humidité aussi malodorante – pour me pisser dessus. Ce que je préfère ? Être agenouillée dans la baignoire et sentir le liquide chaud m’inonder, me tapisser les cuisses et les jambes de cette main fluide et malléable, souple qui épouse mes formes, et me mouille jusqu’à l’os de la chair. C’est une forme de prière où l’on se vide l’âme dans la plus recueillie des génuflexions. Mais qu’importe ! Ce n’est pas à toi que je fais cette confidence. Car nous avons fini par nous séparer voici plusieurs années, déjà. Voilà, le temps imparti est écoulé, nous nous dressons, j’enfile ma veste non sans avoir levé les bras, suffisamment haut pour que mon petit tricot rose découvre mon nombril alors que je pivote pour me diriger vers la porte, je vois tes yeux. Rapide je suis. " Au revoir ". Adieu pour quelques années.


Sur un ton martial : " Mademoiselle Cambremur, ne seriez-vous pas tombée amoureuse de moi ? ". L’estocade, d’entrée, m’interloque ; rien n’en paraît. " Pourquoi me posez-vous cette question ? ". Je suis si sèche, si froide, si franche que la surprise est pour lui. " Votre message sur mon répondeur… " je ne lui laisse pas le temps de broder " … rassurez-vous, je n’aime personne ". Ma voix tranche, catégorique ; aucun doute, aucune hésitation, aucune émotion. Il est K.O. Son visage accuse une torsion qui se traduit sur son corps, il se tord, ne me regarde pas. Je décide, puisque la bataille, éclair, tombe à mon avantage, d’épiloguer. La bibliothèque derrière lui laisse voir la version de poche des " Liaisons Dangereuses ". Je décide de lui faire la grâce de le laisser conclure et de retourner sa douleur en accusation. Je me prête, en jouant la critique et en l’engageant sur la voie de la " méchanceté " de Mme de Merteuil qui est, de toute la littérature, le " personnage féminin que je préfère ", à ce qu’il me travestisse des oripeaux de la méchanceté (quel que soit l’amateurisme de ma propre méchanceté, laquelle n’a été que de légitime défense) : " … mais vous allez beaucoup plus loin… " est sa répartie. Qui aurait assisté à la rapide petite scène que nous venions de jouer, aurait conclu qu’à peu de frais il me faisait cet honneur d’une telle comparaison avantageuse avec la remarquable joueuse que faisait la Marquise. Son " … mais vous allez beaucoup plus loin… " démesuré, n’était qu’à la mesure de sa défaite, de sa déception, de sa douleur alors que, au contraire, moi, moi, j’aurais dû souffrir et sans, je crois, qu’il m’accordât, après sa victoire, autre chose qu’une leçon en bonne et due forme où, justement, il n’aurait pas su jouer avec cette victoire. Me laissant me casser le nez sur l’Evidence aveuglante des apparences.
Depuis que nous avions entamé ce théâtre, depuis que, tacitement nous en avions établi les règles du jeu de " bon sens ", depuis cela, franchir la limite de notre Loi implicite s’inscrivait dans le cours des choses qui devaient arriver et devaient arriver par moi. Car " il " possédait la place d’autorité, " il " était celui dont le seul rôle était de maintenir les apparences, un pas de trop en avant dans les faux-semblants, qui ne pouvait être que de mon fait, et je m’exposais au couperet de la loi. Mais c’était compter sans moi. Et sans la Marquise. Si même lui pouvait et savait jouer avec les apparences, celles de la scène que nous venions d’interpréter appelaient à un redoublement des apparences puisque ce furent elles qui avaient été nommément mises en cause dans ce moment de jeu-ci. Aussi était-il normal qu’il attaquât, d’autant que mon message sur le répondeur dont je n’ai pas le moindre souvenir, l’y engageait peut-être et sans que je l’eusse consciemment décidé. Les apparences, les " Limites " consistaient en ce que l’un de nous deux trahît son amour pour l’autre, amour qui représentait l’Interdit. Et ce jour-là, sans qu’il trahît quoi que ce fût, ce fut lui qui avoua. Alors même que par le coup qu’il croyait me porter d’entrée de jeu, il entendait, à vouloir me mettre au pied du mur de mon sentiment, il entendait à la fois me faire avouer mais surtout nier le sien propre. Là où il voulait re-mettre un ordre fallacieux, c’est à dire assurer la pérennité de nos rapports selon un code établi par la bien-séance même, alors même que ces règles avaient été tacitement " aménagées et adaptées " par nous d’emblée, là même, dans la plus grande perversité et en toute innocence, il entendait tirer le profit d’une triple jouissance articulée : d’abord mon aveu, ainsi ensuite son maintien de figure de la loi – c’est à dire, en conséquence à ce point précis, le troisième point : il réservait pour lui l’état de ses sentiments à mon égard. Il perdit sur toute la ligne. Et nous étions conscients lors du déroulement de la scène, à chaque instant, du détail qui s’y jouait à chaque instant.
Nous savions, chacun, que celui de nous deux – moi, qui franchirait la limite, s’exposerait à une mesure de rétorsion. La Faute tombait sous le coup de la loi, et la Punition, loin de tomber hors du champ du jeu dont la condamnation qui appelait la punition marquait la limite de fait, faisait partie intégrante du jeu.
Toutefois, ce que Maxime découvrit alors et qu’il n’a peut-être pas encore fini de penser, de nombreuses années après, consiste en ce que la Limite que nous avions fixée, pour être limite, marquait une finitude mais cette finitude, ou cette limite n’en finissait pas d’absorber, par les plis infinis qui la constituaient, les manquements à la loi.
Il avait cru pouvoir me faire avouer de vive voix mon sentiment, à l’occasion de ce qui (sur son répondeur) représentait déjà un aveu, et ce pour son profit, son propre gain psychique ; et, comme Figure de la Loi, il se trouva soudain ramené à être le maitre d’un domaine dont les frontières n’en revenaient jamais qu’à un effondrement sur elles-mêmes ininterrompu. Je veux dire par là que, chez nous (lui et moi), dès lors, tout trouva à se dire. Et tant pis si cette scène fondatrice ne prend pas place au tout début de notre relation. Tout trouva toujours à s’y dire. Et l’occasion sur laquelle sauta Maxime, un jour précis, pour me faire avouer, n’avait été qu’un calcul de son propre fait, un artifice – et mon soi-disant aveu du répondeur fut un prétexte dont il aurait pu aussi bien ne pas se saisir.
Nous le savions, nous nous aimions, l’orgueil, toutefois, fut un paravent qui ne fut abattu que lorsque Maxime avoua sa déception et lorsque moi, j’affichai une victoire " méchante ". Rien ne fut dit, mais l’orgueil était tombé. (Mais je ne persisterai à endosser ma propre méchanceté que si tu avoues la tienne…).
La date de cette Scène importe peu, bien qu’elle fasse commencer notre histoire par le milieu. Car ce qui devait être mis en place alors – les limites, ne le fut qu’à la faveur d’un échange de tirs croisés (comme à notre habitude) dont les projectiles partaient dans toutes les directions du temps. Il n’est rien, entre nous, qui ne soit calculé. Simplement, nous ne sommes jamais au fait de notre propre horloge mentale, ce décalage, c’est ce que d’autres appellent le Hasard. Et sans doute sera-t-il dû au prochain Hasard de nous revoir.


La Conscience


[…]
" Je suis trop près ", dit-il avec un tremblement.

Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,

Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.
[…]


Victor Hugo

lundi 9 mai 2011

Notre Dame du Bon Jeu - II


Si la mort n’existait pas…


La guerre n’éclot-elle pas toujours à point ?
Quand la panse des nerfs chauffés au vif par l’accumulation, est lasse de crever et recrever sous le boutoir du quotidien morne et lourd, elle se lâche et se lance jetée à la bataille, noyant au feu son ventre flasque. Son lieu mou, cette face d’aller de l’avant quand on s’ennuie. Quand on encaisse. Son lieu des lâchetés et autres habitudes. Verser au sang. Aller, en chantant, vomir au dehors ce qu’ordinairement on vomit au dedans. La guerre est affaire d’indigestions. Quand trop est sur l’estomac ; quand on se vide pourvu qu’on se pende. La guerre est ainsi toujours cuite à temps, on la sert pour un festin dont l’unique préparatif est la lente fermentation de la soupe, un liquide inoffensif et aussi pur que le pain mais dont non la pénurie et plutôt l’excès, à la longue, explose la marmite en propulsant partout des fragments d’assez. Les bulles du solfatare seront les dômes. Le ventre, pris dans le retournement par la rage, s’est armé d’armure, il sera le dogme. La guerre n’a jamais pour bonne raison que la mauvaise raison de l’autre. Elle s’en fabrique, des autres. Toujours nous y accule de n’en plus pouvoir, de ne plus pourvoir et pour aller y voir – jusqu’où il faudra tuer à l’autre : pour que redescende le flux au niveau de l’amer – car tout, et tout, après, sonne penaud, timide ; lorsque la tête repointe le nez hors du manche ; puis on se retrousse les manches ; puis… et puis quoi ? Puits. Pffuiiit. Bof. Ça recommence ? Pas même, ça continue. Mais l’économie " de reconstruction " aura fait un bond. Et puis quoi. La guerre secoue. Elle (nous) remue. Elle aura été là. Ici, même. C’est toujours un malheur, que voulez-vous… L’essentiel, c’est d’avoir la santé. Ah va ! Elle ne l’emportera pas au Paradis. Combien pour ce pets dans la vitrine ? Je veux un collier et une laisse roses. Je l’appellerai " Satin " parce que sa fourrure a des reflets… des reflets… des reflets… mais enfin ! tu vois bien ce que je veux dire ! Oui oui, des reflets… de porc-épic. Cela même, un porc épique. L’éthique selon le porche ; l’éthique qui mène à l’autel sous la voûte où le curé balance l’encensoir du soir espoir, aura rompu le pain et encaissé le sang sous la langue puis dans les tripes. Ite missa est. " Croire ", là est le nerf qui ne fait jamais question si ce n’est pour départager entre nous, quoi croire. Ça se prépare de loin, ça foire, ça casse et ça passe. Ça finit toujours par péter. Et quand on persiste à ne croire en rien, serait-ce qu’il faut défendre les innocents, on est bien embêté. On y va quand même, parce que ça se fait. Ou bien on s’oppose, mais ça, c’est un autre genre dans le genre du même genre, version l’étale, on s’étale, on s’arque et boute, on n’a pas gagné, on n’a pas perdu. Moi, je choisirais pas si on me posait la question. Vraiment ? Est-ce possible ? Tu laisserais aller ? Oui, la valse tourne d’elle-même. Mourir ici ou là… Non, mais mourir plus tard ou plus tôt, il faut que tu y penses.


(Jamais auparavant encore ne m’étais sentie aussi proche du cœur des choses, jamais auparavant encore n’avais navigué en des eaux de profondeur aussi immobiles, et par dessus l’épaisseur dense que fend ma proue, je voyage mobile, glisse et dérive calme, lente et sûre. Je suis aux confins, en des territoires qui précèdent où cela s’achève. Je suis à peu près morte, j’en suis consciente et voyage, encore. Je suis si calme tant la lourdeur me maintient à l’aplomb de tout, et surplombant ainsi à peu près la Raison de Tout : je sais, mais sans connaître ma connaissance. Je suis calme, je vois le fond des choses, je meurs lentement, sans panique et avec morgue et délectation de voir ainsi s’ouvrir à moi tous les secrets. Ce n’est plus qu’une question de temps – et le temps est dans ma poche. Je l’en sortirai, dégainant le peigne qui aligne les faisceaux et met de l’ordre dans la crinière d’Andromède car je vais jusque là, parsemant le là-haut de cristaux de sels comme au premier jour le fit le Créateur. Je suis dispensatrice d’un sable d’éclats clairs, rayonnants, notre mort, à ce jour. Radieuse face du soleil, irradiée face de la lune et pensive facette de la terre où se découpe un quartier d’orange. J’ai fait le jus et le pari de boire de cette faux, l’eau qui dégouline lorsque la faux retranche la parole de chaque gorge qui s’épanche. Trempant mon doigt à sa lame, je ramène essorés sur la pulpe de l’index les derniers relents du suc. Libations d’eaux fraîches, puis, Grand Calculateur de temps me verse à la paume l’hostie que je porte aux lèvres : la pierre, le caillou, tout ce qui descend vite, chutant, au fin fond infini des puits. Je suivrai sa course, et tombe. J’égratigne chacun de mes genoux aux portes où je frappe, tout s’ouvre, en une réaction en abymes, je pénètre là où la densité n’a jamais laissé aucune place à l’Être. Cela s’appelle " peut-être… ", mais tout en ne se connaissant pas pour ce que c’est. Le peut-être est de l’ordre des choses dites. Il ne m’entame pas. Je résiste. Premier et jour dernier de la bataille. Chlore d’une éclosion : je ne suis guère que làsse.)



Les Liaisons Dangereuses :


Lettre 152, de Mme de Merteuil :


" Prenez donc garde, Vicomte, et ménagez davantage mon extrême timidité ! Comment voulez-vous que je supporte l’idée accablante d’encourir votre indignation, et surtout que je ne succombe pas à la crainte de votre vengeance ? d’autant que, comme vous savez, si vous me faisiez une noirceur, il me serait impossible de vous la rendre. […] "


Lettre 153, du Vicomte de Valmont :


" Je réponds sur-le-champ à votre Lettre, et je tâcherai d’être clair ; ce qui n’est pas facile avec vous, quand une fois vous avez pris le parti de ne pas entendre.
[…] Il n’était donc pas ridicule de vous dire , et il ne l’est pas de vous répéter que, de ce jour même, je serai ou votre Amant ou votre ennemi.
Je sens à merveille que ce choix vous gêne [.] […]
[…] vous voyez que la réponse que je vous demande n’exige ni longues ni belles phrases. Deux mots suffisent. "


La Marquise répond, écrit au bas de la même page qu’elle retourne :


" Hé bien ! la guerre. "


Choderlos de Laclos

dimanche 8 mai 2011

Notre Dame du Bon Jeu - I


à l’angle


Comment mieux " tout dire " au sujet de cet homme qu’à le décrire : cela commence et s’achève par le nez ; son nez est une excroissance. On n’aura jamais pu ni être plus précis ni être plus concis là même où l’on verse dans la démesure. En outre, l’homme est grand, si grand que les muscles qui le tiennent de la plante des pieds au sommet du crâne, se fatiguent en chemin et lui impriment leur fatigue sous l’apparence d’un corps en voûte, une voûte qui balance au gré de la marche. Mais ce détail-ci s’accepte de lui-même, tout observateur, à avoir vu le nez, trouvera dans la longueur de tige du bonhomme, une logique de la biologie. La hauteur du corps est longue, l’appendice, quant à lui, ressemble à un tas, un gros tas creusé d’énormes narines ventilées. La " logique " ne consiste donc pas en une isomorphie, mais en une logique qui pour être humaine (nous ne sommes pas surpris à rencontrer de tels hommes, on en voit comme on en voit de toutes sortes) n’en appelle pas moins à l’entendement subtil : à l’esprit de finesse, car l’on doit sentir et percevoir et comprendre d’emblée, dès le voir, que la combinaison d’un tel nez et d’une telle taille renvoie à une certaine gaucherie, une maladresse attendrissante, à deux grands pieds en équerre toujours confus de prendre tant de place. Et s’il est l’un de ceux qui renversent les vases pour avoir voulu remiser leurs coudes dans leur dos justement afin d’éviter un tel accident, nous savons que ce nez baroque et ces longues jambes sont le signe d’un voluptueux, mais un voluptueux parce que l’adolescence a trop longtemps poussé en lui et a fini par épuiser l’harmonie générale au profit des attributs, de tous les attributs du corps. Les hormones sont allées si loin qu’à la plante elles ont dilaté, au bout de bras distendus, les fleurs jusqu’à les rendre laides, et si ce corps d’homme porté à l’exaspération des sens – et de la sensibilité, peut nous laisser songeurs ce n’est que parce que nous le croyons desservi par son physique, un physique dont la chimie sexuelle ne peut que pâtir, pâtir du manque de proies, effrayées que nous les supposons, comme nous le sommes.
Que ce pataud armé de palmes, mette dans sa marche sur un sol tout l’embarras de ne pas nager dans l’élément acquatique où il devient cette sirène aisée, soutenue et qui se déploie dans un envol salin, fut évoqué par d’autre à l’égard des poètes, empâtés par leurs ailes. Nous n’y revenons que pour l’allusion et nous fixons pour but de démontrer que l’espace est plus large dans l’eau qu’à la surface. Mais l’espace reprend toute sa suprématie aussi dans les altitudes. Celui qui est à même de témoigner de ces deux plénitudes (soit de l’une, soit de l’autre), sait combien les séjours-limites sont ambigus et difficiles à certains. Et pourtant, n’est-ce pas parce qu’ils portent en eux la division qu’ils retrouvent dans les lieux ouverts, " entiers ", la plénitude ? Quelle est cette partition, cette " partitude " qui les faisant sujets de la claudication sur un sol terrestre, leur permet de se déployer partout où la pesanteur change d’échelle ? Qu’entendre par là ?
Un drôle d’oiseau, assurément.


De l’existence du Paradis
Tout ce que nous savons
Est une certitude incertaine –
Mais nous inférons sa proximité
De son Messager
Qui nous coupe en deux –


Emily Dickinson

vendredi 4 mars 2011

- 3 pour 1 - 3.


A mon chair é clair de chaux(colat) é tendre,

Le langage est un voile qui se dépose délicatement sur le chef de votre crâne et, vous prend inexorablement aux cheveux. C’est un supplice à froid qui monte à la brûlure intense par des moyens dé-tournés mais qui vont jusqu’à la relapse, ce détourage. Il se fait vôtre par immersion dans le cuir (chevelu), à même le suif et descend dans le sang par quoi il se propage aux viscères et aux membres, il atteindra enfin les ongles puis donnera les angles : à polir par la rhétorique, c’est là le rire du langage, son dernier pas avant la chute hors du corps pour retomber à la poussière. Il a accompli une vie humaine, draguant la lie des fonds de courants d’abord : par où il s’inscrivit, puis s’en dégageant avec aménité peu à peu, à chaque tour de roue par lequel il s’élève, il prend plaisir à gagner du galon : de degré en degré il peut devenir parfois élégiaque. Ou épique, alexandrin ou dodécaphonique etc… Quand il aura parcouru chaque station du corps d’un être, remonté du profond vers la périphérie parce que la peau pèle, mais oui, simplement, alors il s’élimine, l’être tombe, son verbe l’a quitté, il a bouclé le cercle, l’être en est mort. Sur le sol, un amas qui peut fertiliser une récolte qui ira en nourrir un autre. Le langage est une matière qui ne s'ignore pas toujours. Il ne se distingue pas d’un tissu que l’on ne peut visuellement pas distinguer, il n’a pas de touché possible, il n’a pour lui que la prise en force qu’il accomplit sur l’être depuis son toujours. Sur l’âtre, cette cervelle qui brûle par combustion d’un corps qui, en cela, se renouvelle. Ça chauffe. C’est au principe du vivant la supposée chaleur, l’énergie qui se manifeste. Ça se répand partout le langage, ça fuse, ça pète, ça rouspète et ça chante. Mais n’oubliez jamais de lui rendre grâce : pissez partout où ça passe, cela porte pour nom " marquer son territoire ".

De mon temps de collégienne, les gamines usaient d’un terme que je récusais pour crânement désigner leur petit-ami en voulant marquer une maturité, alors qu’elles ne témoignaient que d’une grégarité, parce qu’au demeurant c’était un mot qui dénotait une servitude à un degré supérieur à ce que la fièvre moutonnière laissait déjà penser. Elles disaient " mon mec ". Pas une ne faisait exception au sein de celles qui arboraient un petit-ami. Cette uniformité d’appellation me déplaisait d’autant plus qu’au pays où une femme pouvait vraiment se revendiquer liée à un tel terme, alors comme maintenant, une femme appartenait ; elle n’aurait pu s’y prétendre l’amie d’un mec, la Mecque veillait. Pour être juste, j’avouerai jusqu’au bout. Le seul petit-ami de mes années scolaires fut celui de la maternelle, il portait un nom étranger incorporant le doux nom d’ " Allah ". Je ne mens pas. Allah était libéral. Il était fils d’immigrés. J’en garde un gracieux souvenir. Je lui donnai un jour une bague. Puis j’oubliai. Des années plus tard, et il est vrai que nous effectuions des scolarités parallèles, proches, il trouva l’occasion de me le rappeler. Je fus étonnée. Je ne manquai toutefois pas de lui faire remarquer que si je lui avais bien fait un don – celui d’une bague – c’était pourtant lui qui en avait gardé le souvenir. Mais, passons, ce qui tombe là n’est qu’une anecdote sur la soupe du jour.
Il faut savoir parfois passer outre les mots, ce qui, je le concède, n’est guère aisé lorsque l’on n’en a pas l’instinct, et en venir de façon directe, radicale, aux actes et aux êtres. Pour " se rendre compte par soi-même ", ce que je fis avec " Allah ". Les gamines s’en tenaient à un mot qu’elles jugeaient séduisant mais qui à moi, parce que déjà j’avais l’oreille de ma maladie, ne me sembla que trop franc – du collier. Du joug. Ce qui restait de servitude (beaucoup), se montrait là. Et se montre encore. " C’est l’histoire d’un mec " dit la vulgate.
" Mon mec " est une expression, elle appartient pour ainsi dire, presque uniquement à un langage idiomatique, elle témoigne, c’est à dire que dans sa profondeur elle fait aussi montre de toute sa superficialité. Elle témoigne d’une croûte. De l’apparence que l’on voudrait nous faire prendre pour le moine. Toutes les réflexions qui précèdent et celles qui suivront, n’entament en rien la religion musulmane dans sa vérité. Je m’en prends à l’usage bête que nous en faisons. S’appuyer à une "Isle", au sens où l’entendirent Kant ou Hegel n’aurait rien que de très noble et de très haut pour le genre humain. Je veux penser que le sens qu’ils donnèrent à leur ambition a quelque chose à voir avec l’Islam dans l’idée même de ce qu'ils essayèrent d'espérer pour l’humanité, ne serait-ce, justement, que pour la " hauteur de vue ". Être une " ile " pour une femme, c’est enfin laisser tomber le superflux de " femelle " où toujours l’on a voulu les confiner, cela consiste " seulement " à ajouter la marque effective – inaliénable – de la Disparition (e) au général, à la généralité, une généralité hégémonique, certes. Mais il faut savoir ce que l’on veut et de surcroît savoir que ce ne sera qu’une étape. (Dont, d’ailleurs, rien ne permet d’anticiper si cette " étape " ( ?) aura quelque existence effective). Mais une étape qui pourrait bien plomber la généralité dans son hégémonie comme telle. Nécessité oblige ? Parce que les moyens ne valent pas la Fin. Et je serai cette isle ; cette plage d’un temps d’hypothèse : l’hypothèse d’une hypothèque – sur la féminité telle que nous nous la représentons.
Jouons – veux-tu ?
- 3 pour 1 - a été écrit au mois de décembre 2010.
Epilogue provisoire :
Au jeu de piste des blasons du Corps, je demande la bague : l'anneau/la pierre, le trou/le point, le point ? la dent, la petite dent pyramidale, la petite étoile lovée dans les plis de soie de la voûte céleste et que l'on peut observer depuis les hauteurs du Venusberg.
Les Pierres du Mur des Lamentations.
"Tu es Pierre et sur cette Pierre je bâtirai mon Eglise".
La Kaaba dite Pierre Noire.

jeudi 3 mars 2011

- 3 pour 1 - 2.


A mon chair et tendre, je soumets cette réflexion :

L’événement " contemporain " (et, de fait, il définit toute notre notion de la contemporanéité) le plus remarquable, il est notable par excellence, et qui recoupe tous les événements de notre temps quel que soit leur ordre – mais pourtant, toujours d’un ordre éminemment Politique – consiste en ce que chacun retourne le langage. Et chacun retourne le langage à son avantage. Le langage possède une structure de cube à n dimensions, modifier l’une de ses facettes selon un quelconque paramètre, serait-il anodin, a pour conséquence une altération, un changement sur les autres facettes. Ce " rubik’s cube " démesuré articule les différentes langues de la terre, comme il articule les différentes propositions rangées par ordre, " par facette ", du lang age. Il m’a toujours semblé que le centre du cube, ce point où s’adossent les plaques tectoniques du langage, cette machinerie de rouages qui permettent les rotations des détails ou des faces, abritait, si l’on en adopte le modèle pour un " système des langues ", le Néant. Venant de moi, cette mention, en outre, d’un cube à " n dimensions " laisse clairement entendre : une structure à Haine-dimensions. Vous détenez là la Représentation du Monde tel que je le conçois.
Aucune langue n’est indemne de l’autre (de tout(e) autre), des autres.
De façon tout à fait perverse et pervertie, n’importe quel quidam peut maintenant revendiquer une assertion qui, même de façon criante, témoigne d’un sens à l’opposé de tout ce que ce quidam représente ; mais, peu importe. Celle-ci aura été par lui recherchée pour son " apparence " et par lui " adaptée " selon ses intentions. Ce qu’il faut bien appeler l’art de la Propagande a opéré l’ultime retournement du Langage en faisant de ce retournement un mécanisme pour ainsi dire automatique. Mais qui aura son temps ? Car arrivés à ce degré de " dé-crédibilité " du Langage, nous avançons en " roue libre ", le frein risque de venir de la lassitude, de l’ennui, du scepticisme généralisé, et donc du report violent vers les croyances ramenées à leurs côtés les plus butés et bornés pour cette raison que l’on exigera qu’elles ne se payent pas de mots (et donc de pensées).
Désormais, un nazi peut revendiquer Voltaire pour sa Liberté de ton. Les approximations que l’on confère et infère ainsi au et du langage relèvent tout aussi bien de méticuleuses précisions. Cela est devenu possible car le Langage n’est plus dans le Langage. Pourquoi notre profonde pellicule langagière qui a, de tout temps, articulé les êtres humains aux êtres humains et ce même avec toutes les défaillances que nous savons, et par dessus laquelle notre position de surplomb nous assurait, bon gré mal gré, une cohésion de fait au-delà des divergences et de l’avancée le plus souvent contradictoire et chaotique de l’Histoire, pourquoi ce tapis qui formait notre sol déjà pluriel dans son apparence, semble-t-il se fractionner encore et encore dans son dessin (dans son dessein ?) ? Le monde devient-il, réellement, toujours plus complexe, ce qui ferait que nous serions fatalement renvoyés à des " solutions " simplistes par réaction – ou bien, devient-il plus complexe du fait que nous nous sommes désattelés de la tâche de le comprendre ? Le Langage subit-il les effets de la complexification du monde ? Ou bien – et je penche vers cette hypothèse – en sommes-nous arrivés à une situation dans notre Langage et la médiation que nous en avons, que nous en faisons, l’usage que nous pratiquons à son endroit, la compréhension que nous en avons acquis, tout cela en étroite corrélation avec l’Histoire telle qu’aujourd’hui (et ne soyons pas naïfs, la corrélation entre le Langage et le devenir du monde n’est pas même une corrélation, il s’agit d’une seule et même chose : le Langage dans son devenir constitue aussi bien l’Histoire), en sommes-nous donc arrivés au point de retournement du Langage, non plus dans ses détails intéressés (par et pour certains voire chacun), mais dans une Vérité universelle qui se fait jour ?
Tout fait sens. Ce sur quoi a reposé, jusqu’à aujourd’hui, un système du Monde en tant qu’il témoigne d’une certitude : d’une foi, est le réseau des différentes croyances pour autant que pensées, réfléchies, articulées (pour les différencier de banales superstitions au demeurant elles aussi signifiantes – mais ponctuellement). A ce titre et symboliquement, chacune apporte sa pierre à l’édifice explicite (humainement) du Monde tel que nous le concevons dans sa diversité même.
Si tout texte sacré a en charge une Vérité, celle-ci est ce qu’elle est parce qu’à la limite, à la limite de sa pluralité – une position en équilibre et d’équilibre nécessaire et suffisante ; et, que de Vérité à vérités, elle perde sa majuscule constitue une simple convenance : une Convenance du Réel. Au delà de tout byzantinisme, pour être Vérité, les vérités font le tour du Réel, et, par exemple, vénérer la Pierre Noire ou Kaaba, au lu de ce qui est écrit plus haut, peut être interprété comme le fait de s’adonner à du négatif (le cube à " n " dimensions, ou encore le Néant central), il n’en est rien car toute Vérité fait le tour du Réel (et, ainsi, aussi le Coran fait son propre tour du réel, c’est à dire du beau comme du laid), ce tout des réalités qui ceignent l’être humain ; d’un enveloppement l’autre. Le Christianisme a ses propres scènes dont l’une, majeure, ou Cène n’est rien moins que la Scène anthropophage par excellence. Car croire en un Dieu revient à croire en une forme de divinité qui décerne de façon ad hoc ses propres formes à l’humanité qu’elle a élue chacune pour soi selon sa " version ". Toute croyance est d’abord un témoignage (du Tout sous les aspects des particularités, quasi exhaustivement).
Pour en revenir au chapitre des Langues, ou encore du Langage, le système a son moyeu, quoique toutes se reflètent à l’aune des autres, dans un jeu de brisures ou de cassures qui donne de chacune une image bancale, dans une inévitable et souhaitable, nécessaire imperfection, une brèche, il n’en demeure pas moins que pour un " Donné " (qu’entendre par là ?) il y a un centre (et je ne saurais comment discerner ce centre dans un système des Foi-s ; si ce n’est, aussi, et alors par un Texte en creux : un Langage dans sa pure abstraction, une sorte de Vide du divin), un moyeu que – et peut-être parce que j’use de cette langue – je pense être le français (au moins temporairement, présentement) pour cette raison que, elle-même en son centre propre, possède et érige une aberration, un effondrement : la voyelle muette, le " E ". Qui est la marque de la trace dans sa disparition même : l’Hymen d’une femme, cette pelure physique, organique toujours devant être rompue – jusqu’à ce qu’elle le soit effectivement (il s’agit là du " Gage " de la Liberté). Delenda est Carthago.
" Un langage s’inscrit à même le corps, il en devient Langue et, Langage ". Mais le mouvement, le mouvement de détenteur, de détonateur, le déclenchement, le délai, le passage que semble supposer cette assertion n’existe pas. Il n’y a de commencement que le mouvement d’avoir commencé et de continuer à commencer. Tout est passage.
Reste : pourquoi un " cube à n dimensions " quand il suffirait de le désigner par le terme de " polyèdre " ? Mais ce serait en éliminer toute la charge humaine et terrestre, immédiatement accessible à (audible par) l’entendement humain jusque dans son présupposé symbolique.
Gageons que l’œil du maelstrom qu’est actuellement l’Islam se creuse dans le Sens que je viens de donner d’un système des Langages/Langues sous sa mesure cubique, celle de notre monde (" l’Homme est la mesure de toute chose, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas "). Et que l’Islam soit né de la Révélation d’un Texte (à un Prophète qui fut, au commencement, un " analphabète " – et je fais cette remarque dans le but d’insister sur une virginité première supposée de tout humain vis-à-vis de et face à la Nouveauté radicale, avec cette réserve que le corps qui reçoit la Révélation fut façonné à cette intention…) va encore dans le sens de cette interprétation lettrée, géométrale et non innocente, qui est en train de se retourner sur elle-même, retournant avec elle, toute notion de " Texte ". Une interprétation qui voudrait se présenter comme la marque du retournement en personne.

mercredi 2 mars 2011

- 3 pour 1 - 1.


A mon chair et tendre,

Mon père est sans doute en train de mourir, à petit feu ou comme de l’eau qui coule hors de nos doigts, il n’est nul barrage que nous pussions intenter, une poussière aussitôt envolée les ronge au fur et à mesure de nos misérables contreforts contre un rien qui nettoie tout dans une odeur d’un corps qui ne se maintient déjà plus ensemble. Les maux s’ajoutent aux maux, ils s’amoncellent les uns après les autres et ils nous eussent fait sourire en des temps plus robustes mais ici, nous sommes pris dans un mouvement qui ne met pas de fin à ne pas s’enrayer, les miettes recouvriront bientôt son dos voûté, sa tête penchée, ses gémissements incessants ; des scories résiduelles que nous devrons alors débarrasser, secouer du fauteuil de son supplice où même il passe ses nuits. " Mon père est peut-être en train de mourir " et même " mon père est probablement en train de mourir ", la seconde formule m’était d’abord venue à l’esprit, puis la première " euphémisée ".
Car la seconde formule, dans ce qui était pour moi une précision toute littéraire ne manque pas de ridicule, c’est à dire, dans ces circonstances, d’obscénité. Or, c’est du probable d’une mort précise que " j’entends " parler. Dont j’ai " l’intention de parler ", et, de tous les termes que nous voulons rassurants et aveugles c’est ce que, pour les traduire avec lucidité, " j’entends ", la mort – dont j’ai l’intention de et dont j’ai l’oreille. Le probable est toujours de mise, dans ce qui reste, au titre où cela " reste ", de temps imparti. Il ressortit uniquement du délai et non du fait, imparable quant à lui et ce, quelle que soit la durée de l’échéance.
" Probablement " – parce que je veux lui laisser une dernière chance, celle de durer encore dans une santé améliorée. Je veux me donner la chance de ne pas y penser, et si malgré tout, il me semble, sotto voce, de ne penser qu’à cette mort, les mots que je formule lorsqu’ils s’envolent de ma bouche par le biais de sons compréhensibles (quand je parle autour de moi, voire en famille), je m’évertue à ne rien en penser parce qu’ils sonnent creux dans leur enjouement optimiste. Nous faisons bonne figure. Et m’entendre penser que " non ", vraiment, il s’en remettra, que " non, ce n’est pas la fin ", c’est que j’ai l’art de me dire cela en silence, alors même que pensé, dans un déni que je crois ou veux croire salvateur. Chaque chose en son temps. Offrons lui son probable dernier Noël avec une apparente gaîté. Toutes les pensées contradictoires sont pour moi, que je dise ce que je ne pense pas ou que je veuille pour moi penser ce que je ne veux pas savoir que je ne crois pas.
Il ne parle pas, ne se confie pas, se contente de souffrir. Je m’approche difficilement de lui et le touche avec réticence, sa déchéance n’a pas encore réussi à apaiser mes répulsions. Je vois cette plante dans son pot de fauteuil rouge, elle n’en finit pas de se réduire en taille tout en montant jusqu’à l’insupportable le son de la télévision, il n’entend plus que ça, il se colmate et pourtant, tête penchée, il somnole ou rumine sans effusions de désespoirs, en silence et sans plainte hors celles que lui arrachent ses douleurs. Il finira par disparaître de sa condition de relief (tout corps a son volume) : lorsque le " probablement " aura atteint sa caducité. Le dernier coup de dé abolit implacablement le destin.

Si je te parle, dans ce texte-ci, de ce corps de mon géniteur, c’est pour, dans une affliction toute relative car très ambiguë et dénégative en même temps, te dire ce que j’y ai dit incidemment, son déclin et sa douleur, l’extrême affadissement de son corps, et l’opposition pour ainsi dire tactile que j’éprouve à son endroit, une opposition qui ne fléchit pratiquement pas.

Mon père est à l’origine de ce que je ne trouve pas ma place dans les anfractuosités d’un corps d’homme, que je sois incapable de m’y lover. Tout corps masculin est une surface répulsive qui n’attire pas ma main, qui ne représente pas une chaleur ou une douceur, il est lisse et réfringent, répugnant. Tout ce que je peux connaître de la tendresse, des rondeurs et des creux, des pentes et de l’attirance à enfouir mes mains et mon visage dans une chaleur, je le sais du corps de mon chien. Seulement de lui, je connais ce que peut être le contact du corps souple et flexible, plein, tendre et agile, doux, et chaud d’un mammifère. J’aime le contact des mammifères. Pour moi, les hommes ne relèvent pas de leur espèce. Ils ne sont que des cubes lisses et durs, coupants et radioactifs.

Je suis triste.

mardi 1 mars 2011

Voli me tangere

Noli me tangere de Pontormo

Miscellanées

Extraits de " Noli me tangere " de Jean-Luc Nancy :
…/…
Chacun ressuscite, un par un et corps pour corps, telle est la leçon difficile, l’obscurité de la pensée monothéiste telle qu’elle fut cultivée d’Israël en Islam en passant par l’Evangile. La résurrection désigne le singulier de l’existence, et ce singulier comme le nom, le nom comme celui du mort, la mort comme ce qui écarte la signification du nom. Être nommé, c’est être en partance et quitter le sens depuis son bord auquel on n’aura, en vérité, même pas abordé.
On n’aura pas touché au sens, voilà la vérité, et c’est cela qui fait le sens béant mais indestructible de la vie/la mort, le jardin/le tombeau. Il faut seulement avoir les oreilles pour entendre ce que dit le jardinier, les yeux pour voir (dans) le vide éclatant du sépulcre, le nez pour sentir cela qui ne sent rien.

" Ne me touche pas, ne me retiens pas, ne cherche ni à tenir, ni à retenir, renonce à youye adhérence, ne pense pas à une familiarité ni à une sécurité. Ne crois pas qu’il y ait une assurance, comme Thomas en voudra une. Ne crois pas, d’aucune manière. Mais reste ferme dans cette non-croyance. Reste-lui fidèle. Reste fidèle à ma partance. Reste fidèle à cela seul qui reste dans mon départ : ton nom que je prononce. Dans ton nom il n’y a rien à saisir ni à t’approprier, mais il y a ceci, qu’il t’est adressé depuis l’immémorial et jusqu’à l’inachevable, du fond sans fond toujours en train de partir. "

Deux corps, l’un de gloire et l’autre de chair, se distinguent dans ce départ et s’y entr’appartiennent. L’un est la levée de l’autre, l’autre est la mort de l’un. Mort et levée sont la même chose – la " chose ", l’innommable – et ne sont pas la même chose car il n’y a pas ici de mêmeté. Ce qui se passe avec le corps, avec le monde en général, lorsqu’on sort du monde des dieux, c’est une altération du monde. Là où il y avait un même monde pour les dieux, les hommes et la nature, il y a désormais une altérité qui traverse le monde de part en part, une séparation infinie du fini – une séparation du fini par l’infini. Ainsi de la chair que la gloire sépare d’elle-même. La possibilité de la déchéance charnelle y est donnée avec la possibilité de gloire. …/…
Il s’ensuit également que le " divin ", désormais, n’a plus de place ni dans le monde ni hors du monde car il n’y a pas d’autre monde. Ce qui " n’est pas de ce monde " n’est pas ailleurs : c’est dans le monde l’ouverture, la séparation, la partance et la levée. […] Noli me tangere forme la parole et l’instant du rapport et de la révélation entre les deux corps, c’est à dire d’un seul corps infiniment altéré et exposé dans sa tombée comme dans sa levée.
Pourquoi donc un corps ? Parce que seul un corps peut être abattu ou levé, parce que seul un corps peut toucher ou ne pas toucher. Un esprit ne peut rien de tel. Un " pur esprit " donne seulement l’index formel et vide d’une présence entièrement close sur soi. Un corps ouvre cette présence, il la présente, il la met hors de soi, il l’écarte d’elle-même et par le fait il la mène avec d’autres : ainsi Marie-Madeleine devient le corps véritable du disparu.
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Extrait d’une Lettre de Pierre Vidal-Naquet sur Michel de Certeau (extrait donné par Carlo Ginzburg dans son " Le fil et les traces ") :
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Nous le savons désormais, l’historien écrit, il produit le lieu et le temps, mais il est lui-même dans un lieu et dans un temps. Mais ne reste-t-il pas indispensable de se raccrocher à cette vieillerie, le " réel ", " ce qui s’est authentiquement passé ", comme disait Ranke au siècle dernier ?
J’en ai la très vive conscience au moment de l’affaire Faurisson qui, hélàs, continue. Faurisson est, bien entendu, aux antipodes de de Certeau. C’est un matérialiste en sabots, qui, au nom du réel le plus tangible, déréalise tout ce qu’il touche, la souffrance, la mort, l’instrument de la mort. Michel de Certeau s’inquiéta très vivement de ce délire pervers et m’écrivit à ce sujet. […] Mon sentiment était qu’il y avait un discours sur les chambres à gaz, que tout devait passer par le dire, mais que, au-delà du dire, ou plutôt en deçà, il y avait quelque chose d’irréductible que, faute de mieux, je continuerai à appeler le réel. Faute de ce réel, comment distinguer le roman de l’histoire ?
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Extrait de " Un coup de dès jamais n’abolira le hasard " de Stéphane Mallarmé :
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RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU

Noli me tangere de Titien


dimanche 13 février 2011

AR XII Pro(lit)fération de la Mousse


Toutes mes solitudes d’éther minées logent à bon droit dans des bulles qui hantent un espace clos que l’on ne pourrait ouvrir, cet espace se contente de s’ouvrir sur lui-même comme un miroir courbe se regarderait ; que ce faisant, ce miroir enveloppe quelqu’un ou quelque chose qui serait alors susceptible de se refléter dans sa suite de miroirs creusés les uns dans les autres dans un engloutissement sans distance ni déplacement : je ne le sais pas. Je vis avec la mort. Mais en toute légèreté. Rien ne me pèse moins. Je me sais simplement vouée à une échéance, je me sais aussi vieillissante et ne profitant guère, je ne m’en désole pas. Si logeait quelqu’un au cœur de ce tourbillon au pas égal, mesuré, ce ne pourrait être que moi car il est celui qui m’est dévolu, comme doit en être imparti un à chacun. Le doute n’en demeure pas moins. J’habite le doute. Le doute n’est pas contagieux malgré l’ignorance universelle car, que chacun doute, j’en suis persuadée, mais la seule pelure qu’il revêt pour chacun, en modifie sa nature en ce qu’il est et reste " doute ". A la racine, il n’y a pas pire mot valise que le doute.
J’ai une valise à chaque pied. Il faut de cela que vous tiriez la conclusion inverse de ce qu’elle induit, la logique n’en est pas moins respectée : on comprendra que mes valises charrient les distances franchies que je ne franchis pas, il s’agit en quelque sorte d’une déduction par l’absurde et non par antithèse (j’ignore si les mots sont appropriés, je suis une paysanne et j’ai beaucoup de lacunes ; mais, admettons que vous ayez compris en pesant intellectuellement le vide qui hésite approximativement entre chaque mot), j’expliquerai que le raisonnement passe par l’absurde et non l’antithèse parce que j’en ai décidé ainsi, parce que j’ai décidé d’appliquer à mon cas une aura d’imputrescibilité.
Les choses qui balancent d’un bord à l’autre, aux extrêmes, finissent toujours par se fatiguer de la bascule, elles s’épuisent et si elles meurent, c’est en tombant dans le négatif de leur mouvement d’oscillation, autant dire qu’elles continuent – mais par d’autres moyens. J’aspire au Néant : à la vraie mort. Qu’un jour tout, je dis bien tout, tout s’arrête. Et qu’il n’y ait pas seulement un mot pour en témoigner. Au moment pénultième il ne restera donc que le mot " en ". Il faut qu’il soit habilité à effectuer le saut : un saut à reculons. Cette inversion de la machine la grippera de telle sorte qu’elle ne franchira pas. Qu’elle ne franchira plus – intransitif. La grammaire que j’ai toujours désiré édicter possèdera ce pouvoir d’arrêt net. A l’instant même où je m’apprêterai à poser le point, celui-ci par un rebond arrière, non seulement se posera de fait mais il ouvrira à la majuscule du texte qui aura été écrit. Que cela (ce texte, à titre de témoignage) reste quelque part, est une hypothèse fausse, car caduque. Le phénomène que j’aurai réussi à engendrer sera justement la caducité immédiate et sombrée.
Il me faudra, afin de mettre un point final à la logique de mon système qui aussi bien le lancera sur les fonds baptismaux de son auto-mouvement immobile et en absence, résoudre une énigme. Elle a trait à un concept de G.D., celui d’" Enveloppe ". Car je n’ai, à ce jour, pas encore réussi à démêler si cela qui enveloppe est aussi cela qui est enveloppé. Cela qui développe est-il ce qui est développé ? S’enveloppe ce qui est enveloppé ? Se développe ce qui est développé ?
Ma seule prière à l’Humanité adressée sera qu’enfin elle condescende à croire en quelque chose comme l’Intransitivité de tout. Pas moins.

AR XI Physique de la Patate - Suite et Faim


Bergotte se crut mourir d’une indigestion de patates, c’est à dire qu’il ne mourait pas. Mais de ne pas avoir vomi, autrement dit : rendu ses patates, elles lui restèrent sur l’estomac. Se sut-il alors en mourir ? il se crut mourir (peut-être) – de ce qu’elles lui restaient sur l’estomac. La vérité était tout autre mais il n’en mourut pas moins : " Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, […] . Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? ".
De la petite mort, du moins, se relève-t-on.
De sa mort Bergotte ne put rien savoir, pas même ce que le Narrateur lui supposa de pensée : le petit pan de mur jaune qui lui aurait livré sa vérité ultime, (celle de Bergotte), sous l’espèce d’une répétition, celle des mots mêmes qui désignent un creux : " le mur jaune ". Juste un palliatif, selon moi. La vérité sous sa qualité ultime parce qu’en date, chiffre, nombre, possible… parce que temporellement elle aura été la dernière. Cela suffit-il pour faire une vérité ? Oui – en domaine de Littérature. Franchissons le pas : le dernier souffle ne relève-t-il pas toujours de la littérature sous sa forme de " morceau littéraire ", à défaut de " morceau de bravoure " ? Bergotte connut donc la Grande Mort, la morsure impeccable qui emporte le morceau.
Je me rappelle avoir donné à lire à mon gars – à moins que ce ne fût relire ? certains détails je les ignorais et le cadeau que je lui fis là, il n’en parla pas, ne me remercia pas – l’extrait de " La Prisonnière " qui relate cette mort fameuse et prosaïque. Nous ne nous soulâmes pas à l’alcool de pomme de terre. Nous contournâmes le sujet. C’est dire combien, dans sa forme, ce sujet prenait de place : de relief, à l’image d’un corps dans son volume. La statuaire effective de nos relations : ce corps propre et nôtre (commun) qui s’interposait entre nous de toute sa solidité. La re-présentation d’un inter-dit. La représentation d’un interdit.

Un corps de femme était mort, celui d’une anorexique de quelque notoriété people, ce qui fit les choux gras des médias. Du moment où cela se sut, déferla dans le magasin toute sorte de larves qui venaient acheter le dernier livre en date, puis les précédents quand nous ne pouvions plus fournir celui-ci : stock vendu à toute vitesse, de la dite anorexique passée à un acte plus radical et plus rapide que le jeûne. Quand je m’étonnai de cette recrudescence soudaine d’intérêt pour cette auteure mineure, la femme à qui d’aventure je posai la question alors qu’elle venait en acquérir après d’autres le livre, car finalement j’étais intriguée. Me déclara dans un grand sourire de ravi qu’elle venait de se suicider. Je crus lui vomir à la figure.

Au soir, encore tourneboulée, je fis part de l’événement à mon gars en allant même jusqu’à mentionner ma réaction physique de haut-le-cœur. Je ne me rappelle pas ses mots mais leur enveloppe, sa réaction : il me coupa en deux d’un ton cinglant. Encore une fois j’avais commis la coupable faute de ne pas savoir, de ne pas connaître la signification " profonde " (il faut comprendre " psy ") de tel ou tel fait humain. Je fus donc punie sans savoir pourquoi. Je me sentis honteuse, et révoltée. Ceux qui tiennent les êtres humains pour absolument non-libres, déterminés, sont donc aussi les premiers à vous doter de la responsabilité pleine et entière, coupable de votre propre Inconscient. (Je suppose que cela représente, pour eux, une " sorte d’Humaine Hygiène " nécessaire, indispensable, presque suffisante, quelque principe à placer au commencement, au fondement de toute " civili-té " dans son possible, permet une aube d’Humanité). Ce qui donne parfois des absurdités, des paradoxes dans l’ordre de la pensée, des bêtises, des non-sens, des idées qui vont dans le mur. Et si telle de ces sommités qui ne " croit " pas en la Liberté (présupposer que l’on puisse " croire " ou non en ces domaines, n’est-il pas déjà absurde ?) s’accorde pourtant à reconnaître que nous décidons en toute chose, que nous " choisissons " ( ?), il le fait de telle sorte que " choisir " (qui engage la personne) soit du même ordre que le geste réflexe [de choisir] de saisir un couteau sur une table pour trancher sa viande. Il est facile aux paradoxes qui sont censés montrer l’absurdité humaine, d’être ce qu’ils sont quand on considère la légèreté avec laquelle est traité le langage.
Le paradoxe d’une fascination pour un suicide, en tant qu’elle (la fascination) " ne se sait pas ", selon quels facteurs relève-t-il finalement du paradoxe ? Lapsus : je voulais écrire " de la fascination ". Cela ne revient-il pas au même ? Et en quoi consiste la différence conceptuelle établie par ce lapsus ? " Mon cher gars, la balle est dans ton camp ! ".
(Je ne ménage pas mon homme ? Je lui rends sa position inconfortable ? J’admets qu’il ne doit pas être facile de faire face à une femme qui se pique de penser ; et qui en fait de penser, pense pis que pendre).

samedi 12 février 2011

AR X Physique de la Patate


Braises de dents que ce ravaudage où nous cousions bord à bord mais sans touche, la croisée des fers de paroles rivales. Nous causions, de choses et d’Autre, jusqu’à nous vriller le nerf de ne pas aller jusqu’à l’aboutir : mais toute de retenue était la règle – qu’en outre nous n’aurions pas su comment pouvoir enfreindre. C’étaient des conversations de bon aloi et de mauvaises pensées, des joutes animales quoique toutes en allusions mais si elles rampaient, à l’image d’un reptile ou d’un félin en alerte, elles n’en réussissaient pas moins parfois à faire le bond, jusqu’à la gorge de l’autre où implanter ses propres dents. Cela, beaucoup, a saigné et pas seulement artificiellement, je veux dire suivant un vocable en vogue : " virtuellement ", mais aussi par des crissements de mâchoires au dedans qui s’échappaient inéluctablement de nos bouches sous la forme de paroles perfidement suaves ; rendre à l’autre sa pièce, nous l’avons toujours fait, il nous fallait être quittes et ne rien nous devoir. Nous avons toujours payé rubis sur l’ongle. De ma main manucurée à la façon dite " french " je déposais dans sa paume un coussinet de billets doux : autant la baiser ; mais n’était-ce pas ce que jusqu’au moment de se régulièrement, quotidiennement quitter, nous faisions ? J’avais de lui usé. Rien nous n’avons respecté, de rien moins que de l’ordre de la règle en vigueur en ces domaines nous n’avons abusé. Il parlait beaucoup, moi de même. Je parlais beaucoup, lui de même. S’embraser par le verbe et torches, illuminer de vitriol la pointe à l’autre. Encore à ce jour et pour désormais, nous ne sommes pas indemnes.
Je ne relaterai qu’une anecdote qui, si elle n’a pas la vertu d’illustrer ce que je viens de dire dans son contenu, l’illustre néammoins dans l’une de ses vérités qui fit la vérité du tout, du tout de nos rencontres telles que relatées précédemment.
Alors qu’alanguie et devisant librement de ces choses des livres et d’une liberté aux éclats qui entière me ressemble et dans la foulée, m’assemble, je lui mentionnai ceci. Je bouquinais, Suzette passait. Je riais d’une mienne découverte sous l’autorité de L. W. qui se creusait la cervelle à tenter de donner un sens à quelques mots précisément, je cite de mémoire : que signifie d’avoir inconsciemment mal aux dents ? La chose est des plus comiques, souffrir en des domaines dont on sait que le médecin approprié nous met entiers à sa merci, livrés entiers par la bouche béante, mais avant que cela, ne pas avoir à s’y rendre car la Chose est inconsciente. Ou encore : souffrir par là où souffrir est des plus douloureux, et ne le pas savoir – que reste-t-il alors de souffrir, dont pourtant on est l’objet. Ou encore : s’il ne le sait pas, de quoi souffre-t-il alors qu’il l’a nommément située, sa douleur. Ou encore : etc… blablabla… blablabla… Je tournais la chose en tout sens, tordue de rire. Voulant partager ma joie, je happai Suzette qui passait. Je lui révélai la raison de mon émoi hilare. De son plus grand sérieux tout hygiénique qu’elle ne quittait jamais car elle était tout à fait sérieuse, elle m’annonça d’un ton docte (elle est fort versée en toutes les doctrines psy, de la plus courue à la plus ésotérique) : " et tu sais ce que signifie d’avoir inconsciemment mal aux dents ! ". Ma tête fit un tour complet de telle sorte qu’elle pût croire que j’avais fait soit le signe approbateur (menton de haut en bas) soit le signe dénégateur ( menton de gauche à droite), qu’elle pût croire en ce qu’elle attendait que je susse.
Ayant donc relaté l’anecdote au gars en question, car je ne m’étais pas remise de l’air soucieux de Suzette, car, vraiment, j’étais ébahie qu’elle n’eût pas souri : la chose, dans sa logique, était fort drôle et L. W. l’avait aussi écrite à dessein de rire, une chose d’absurdité confondante et énigmatique, d’un puits où le langage s’absorbe en lui-même à en faire éclater le conduit de terre. La réaction de mon gars ne fut pas piquée des vers, d’un air très docte et bruissant de sous-entendus, il déclara : " … et ce qu’alors elle vous a révélé d’elle-même… ". Ma tête ne fit aucun tour, comme j’étais en compagnie vraiment savante et non idolâtre, d’un connaisseur et non d’une amateure, je me rendis, et fermement, j’approuvai. Oui, ce que Suzette m’avait là dit d’elle…
Lui et Moi nous donnons du Vous. Que de pompes dans la distance, de telle sorte que lorsqu’il s’agit de la raccourcir, nous y mettons deux fois plus d’efforts : deux fois plus de souffle. Deux fois plus de bave. J’étais pantoise. Mais je n’en pensai pas grand-chose sinon qu’il me faudrait garder ce détail mystérieux en mémoire jusqu’à ce qu’une bonne âme toute innocence me révélât incidemment de quoi il retourne en des dents inconscientes dans leur douleur. J’aurais alors le fin mot de l’histoire mais j’avais pourtant, aussi bien décidé de laisser faire le hasard et de n’attendre que de lui l’occasion de la résolution du mystère.
Je me demandai, néanmoins et tout naturellement, cela que cet homme m’avait lui-même de lui par là révélé… Je le sus quelque temps après et n’en fut point surprise car cela, je le savais déjà. Ce qui m’avait manqué était le fin Mot de l’histoire dite " L.W. ", son éclaircissement me permit une " connexion " des idées qui, pendant un instant – lorsque je fus enfin " mise au courant " du dit Mot, évoqua à mon esprit quelques banalités du genre tel est pris qui croyait prendre.
Seuls mon ignorance et le délai que prit de résoudre, au hasard, l’énigme, donnent toute sa saveur vibratile à cette anecdote : car pour autant que je compris qu’il m’avait livré là quelque secret de lui-même, je ne savais pas quoi. Et lorsque j’en vins enfin à le savoir… Je le savais déjà. Sans doute n’est-il pas de ma part innocent que j’aie retardé aléatoirement, en misant sur le hasard, le moment de savoir en quoi il " s’était " et ce que il " m’avait " dévoilé. Et que je n’ignorais pas.
Dans le laps de temps indécis que j’avais fallacieusement laissé se creuser, se développa une mise en abyme où ma propre connaissance insconsciente de tous les tenants et aboutissants de l’histoire répercuta par un phénomène d’échos infini les mots mêmes de l’Enigme qu’elle allait endosser quand elle devait être enfin éclaircie. Je connaissais le secret classé X de cet homme mais ne dus qu’à l’infinité du mystère de tout être de ne pas faire le lien avec l’énigme proposée par L. W. Car n’est-il pas confondant et merveilleux que la seule petite goutte du nectar d’un océan entier de nous connue pour l’avoir goûtée, soit celle-ci même qui constitue le noyau dur de ce qui nous fait obstacle vers la connaissance de l’autre ?

vendredi 11 février 2011

AR IX Bondieuseries


Quoiqu’il en semble, il ne faudrait pas me tenir pour une humaniste à tout crin, enflée des bons sentiments qui me permettent à tout coup d’endosser la robe ou l’armure de défenseure des droits du veuf et de l’orpheline, de Croisée de la cause des Sarrasins issus des rives basanées, ou encore d’apôtre engagée auprès des corps félins noirs, des œillades aiguës des laissés pour compte du catastrophique éclatement chinois ou de la problématique révolution russe dans sa chronologie renversée (le pays ne semble-t-il pas entré dans un mouvement involutif ?), etc… etc… La bonne conscience ne m’effleure pas, je ne la cherche pas, je me venge : je suis, fondamentalement, une voleuse. Et sans risque, sans panache. Ma conscience me laisse en paix car j’en jouis, je jouis de l’étroitesse de mon acte quand je l’accomplis car il est, pour ainsi dire, toujours effectué à portée de main. Je veux dire : je ne sors pas du cadre familial dont je sais qu’il – le cadre – ne portera pas plainte. Cela constitue même un fil à ma patte qui satisfait tous les partis, les deux partis, celui de la voleuse, celui de la volée. Je ne sors pas de ma dépendance pécunière, attisée par le luxe que mon délit me procure. Sinon, je serais pauvre. Pour tout dire : en deça du seuil de la misère. Ma rente me suffirait seulement à payer mes rasades de gin vespérales. Je me couche toujours en état d’euphorie légère, tard. Le reste de la journée, je le passe à lire, écrire, dormir, déambuler et, quand nécessaire, je vole, ce qui ne prend pas de temps, un souffle, un soupir seulement : le caractère même du travail qui phagocyte la durée quelle que soit sa durée effective.
Une âme bien née dont je ne me rappelle pas le nom (si je l’ai jamais su) a dit en substance que toute pensée est vraie en ce qu’elle affirme et fausse en ce qu’elle nie. Belle pensée. Eh bien, mon corps de femme et de psychotique (ici, pour ce que je vais énoncer, les deux choses sont indémêlables) est " à l’intersection de toutes ces négations ". Qu’on le croie ou non il faut que l’on sache que tout ce qu’il m’a été donné de pouvoir développer en fait de pensées le fut sous l’autorité d’une Pensée dont je ne sais rien, dont je n’ai rien pris de réel au sens de scientifique, à défaut du nom parce qu’il est entaché pour moi des mystères des permutations, des chances, et de la Spéculation dans toute sa majesté, soit : la pensée quantique – dont j’ignore à peu près tout, sauf qu’elle donne permission de s’imaginer une pluralité des mondes.
Chaque instant me donne le souvenir de ce que je suis ; donnez-moi mille vies, mais je n’en aurai jamais qu’une. Car bifurquer à l’infini est compatible avec le trajet du fil (de l’existence) dans son unicité, cela même est une nécessité : nous sommes humains. Où " placer " alors le Possible sous son jour d’infinités de possibles – s’il reste sur le bas côté de la route ? Où ? Dans l’imaginaire.
Nous commençons à peine à rêver.
Nous, sujets de la Finitude, nous commençons à peine à rêver.
" Un langage peut parler ". De fait, tout langage parle, transversalement. Chacun (nous) raconte en contrepoint complémentaire des autres langages, le Réel : cette sorte de Vérité du monde que l’humanité s’est forgée. Dont elle a été forgée en croyant la forger. Nous sommes, à chaque instant, dans notre tout humain, l’aboutissement du monde, de l’Histoire. Que cela laisse entrevoir une finalité, immanente et " dans " une constance, n’est pas dénué de fondement – quoi que facile et simpliste que puisse sembler cette idée. Mais beaucoup moins facile est d’en expliquer le détail, les détails dans leur devenir. Mais arrivés à ce moment-ci, à ce stade d’Aletheia – de " dévoile-ment " – selon quelle sorte de principe (principe-moteur) devrons-nous continuer notre marche ? Quand tout se saura, qu’allons-nous, ensuite, pouvoir dire ? Je me vante ? Attendez voir. (Ne croyez pas, avec le titre de ce paragraphe, que je sois en plein retour à Dieu. La seule valeur que j’attribue au concept " Dieu " est sa vertu totalisante dans sa diffraction même : tout dieu se raconte, il s’explique, on l’explique – et de ce que cela nécessite du temps, cela le fonde, le temps). Je suis une athée féroce. Une fée rosse de la vérité comme falsification. Attendez voir – et vous ne pourrez pas, vous ne pourrez plus douter : ma pensée intègre, ingère jusqu’au doute : elle l’installe au pinacle. Je ne suis pas une sceptique car je doute constructivement du scepticisme.
Je vais Tout vous raconter. J’écris en français. Accomplissez ici, malgré tout, un acte de foi : croyez aux mots que vous " entendez ".

jeudi 10 février 2011

AR VIII « Roméo »…


… comme on dirait " Nuage ", ou : Aglaé-au-Nu-visage-vu.

C’est fou, c’est fort comme, à quel point, il se passe rien dans ma vie. Tout comme dans la sienne. Sans cesse à monter puis redescendre l’avenue, à la chasse, en chasse, en chaleur vers des chiennes accommodantes, pour ne pas dire serviles. Car comment condescendre à cet homme bas ? Comment écouter son ragout d’un discours de drague qui crie, qui sue, qui pue. La bêtise. Faut-il donc à ces femmes peu de sens, peu de ces sens qui sont la boussole du corps et qui en ont, donc, si peu qu’elles ne le sentent pas ? ! Qu’elles ne le dé-codent pas comme on pourrait, comme on se doit de dé-cocter un breuvage laid ; n’y a-t-il, en effet, pas à gagner de savoir à qui l’on remettra son corps, serait-ce le temps d’un lit ?
J’ai reconstruit, alors que dans ma méfiance je ne regardais jamais les hommes qui m’adressaient la parole du temps où j’étais jeune, j’ai reconstruit que c’était lui, déjà, qui m’avait abordée – je me rappelle encore cette scène où je me voulus (sans l’être des oreilles) bandée aux yeux, sur les marches d’un escalator dans un centre commercial ouvert de fraîche date – en me donnant ce qu’il crut devoir m’impressionner (il ne doutait de rien, il ne doute jamais de rien), cette parole : " Mademoiselle, savez-vous ce que signifie le mot FNAC ? ". Silence (de ma part). " Eh bien, cela veut dire : Fédération Nationale d’Association des Cadres. " Comme je conservais mon mutisme, après maintes tentatives, il finit par maugréer (il est très mauvais perdant) : " Oh, ça va, hein ! J’suis quand même pas un bougnoule ! ". Il bifurqua. Ceci est une stricte vérité, cela se passa ainsi, ses mots furent ceux-là mêmes. Avait-il incidemment tenté d’insinuer que, pour savoir cela, il était " cadre " ? Ou était-ce une brute entrée en matière ? Un mélange sans doute que je ne saurais analyser car, ce me semble, après plus de vingt années (mais oui) de chassés croisés dans les rues – qui se terminèrent radicalement – où je pus saisir, par les phrases glanées adressées aux victimes, phrases d’abordage comme de rupture : car son lieu est la rue, (et il parle fort), le vu et le su de tous, le lieu de l’anonymat en même temps que celui de l’" empreinte " (je m’expliquerai), où je pus saisir quel genre de personnalité il représente et a toujours, immuablement, représenté, il me semble qu’il se compose d’un unique ciment : l’instinct. Il ne pense pas, serait-ce par préméditation, à des fins de tactique de drague, il se lance. Il dégorge son inspiration dans une fièvre plate aimantée par le besoin de se fabriquer des proies : au sens où une femme qui condescend (je dis crûment : qui cède) devient une proie parce qu’un gibier conquis avec qui la nuit de baise n’est plus qu’une formalité, une formalité qui va " simplement " permettre, encore, d’étoffer le catalogue des chiffres – et non des femmes. Car, pour aussi complètement matériel (comme on a pu chanter, à l’opposé, " I am a material girl ") qu’il soit, c’est à dire " consumériste " qu’il soit, ce qu’il collectionne ce sont les abstractions. Je ne sais s’il tient un carnet en bonne et due forme mais, selon moi, le " travail de la liste " lui est essentiel : nourrissier. La liste " le travaille ". Cet empilement de corps allongés constitue un sol de matelas, de feuilles en matelas, de feuilles de matelas qui lui font un piédestal où se hisser vers des sommets absurdes. Mais il ne ressent pas le petit pois faufilé à la base, entre le sol et la première couche.
Il ne se passe rien dans nos vies car nous avons longtemps croisé nos marches mécaniques : moi qui déambulais, lui qui chassait. Il m’aborda quelques fois et toujours sans succès, et la fois la dernière fut épique. Parce que j’avais souri – cette constance dans nos rencontres de maraudeurs me portait à l’amusement, à la dérision intérieure, j’avais souri pour moi – il le prit en bonne part, et m’adressa en retour son sourire de carnassier (la seule chose attrayante chez lui), au coin d’une rue. Il s’avéra plus collant que d’ordinaire (il s’était cru encouragé), je n’eus pour l’éconduire que ces mots : " mais depuis le temps que vous vous risquez à moi, n’avez-vous donc pas compris ? Foutez-moi la paix ". Le " depuis le temps " fut un renvoi d’aigreurs à sa mémoire : oui, avec moi, il connaissait l’échec. Coup à l’estomac de son amour-propre. Il se gonfla alors le jabot comme un moineau qui passe à l’attaque et cria, afin que tous entendent, il cria sa gifle qui tomba comme un cheveu sur la soupe mais, enfin, il fut entendu et entendu dans le ton d’une voix méprisante qui cinglait : " Non mais quoi ! qu’est-ce que tu crois ?… Tu es vraiment une fille bas-de-gamme ! ". Le mot était dit. Ainsi sa collection de chiffres révélait son vrai visage, les visages de ses chiffres entassés : une collection de choses. Et je ne dirai pas d’" objets " car ce mot ne suffit pas. Car une chose peut être un objet, mais une " chose ", plus généralement, touche à un domaine vaste, dans son sens, sa définition et sa signification, où maints penseurs se sont cassés les dents. Lui aussi aurait pu tenter l’aventure d’une mise en définition d’une " Chose " si, toutefois, passer de l’acte de ronger l’os à celui de la conceptualisation n’était une impossibilité de fait, une contradiction dans les termes, dans ces termes que je viens de donner : " chose ", " acte ", " ronger l’os " et " concept(ualisation) ". Le fossé qui sépare, notamment, " ronger l’os " et " concept " quand il s’agirait, dans un acte, d’établir entre ces deux faits une interface réelle, un pont sous l’espèce de la Chose, relève de l’abîme : dont les falaises qui le matérialisent entre, dans sa dématérialisation-même d’abîme, ne se correspondent pas même selon le monde. A une différence de monde correspond une différence de mode. Cet abîme-ci réclame un saut qui n’est pas de l’ordre d’un passage. Mais du retrait ; du modeste retrait. L’imagination en occupe toute la place.
Et de toute imagination, cela tombe sous le sens, Roméo est incapable. Il drague, cela lui suffit, les femmes sous leur robe de choses lui tiennent lieu d’ailleurs. Je ne crois pas qu’il rêve jamais. La définition d’une chose qu’à la rigueur l’on pourrait lui concéder, la définition dont on pourrait le reconnaître capable consiste en une " Chose-chose ", ou la chose redoublée selon un singulier principe : celui du rêve qui enferme. Il n’est pas un rêveur d’Horizons. (Les étrangers par l’exil ou l’estrangement lui renvoient une image de la misère qu’il méprise car il en partage l’aspect matériel pur. Il ne roule pas sur l’or et doit se confronter chaque jour à l’immigration par la localisation même, celle de son quartier de résidence. Il leur en veut à mort de signifier implacablement pour lui, à sa place, son a-topie radicale. Il ne leur pardonne pas de lui montrer son Lieu, un lieu qui est aussi le leur quand, eux, l’ont gagné et que, lui, y est parvenu par la perte. Pour certains, la nécessité d’" avoir " – presque au sens de " posséder " – des êtres au-dessous d’eux, des inférieurs, est vitale. Et de façon à ce que cet état de fait soit bien assuré, solide et pérenne, ceux-là les regrouperont dans une " classe " : inépuisable dans son nombre et sa réalité, autrement dit un ordre, un groupe, une communauté, une origine, une appartenance… un groupe " désignable " : quelque chose d’immuable dans sa reproductibilité même).
Le véhicule clinquant, le moteur huilé de ces orgueilleux les propulse dans une supériorité de principe qui témoigne, en vérité, de la bassesse d’un complexe d’infériorité ou d’une haine de soi dont ils ne parviennent à se sauver que par une sorte de messianisme à rebours. Ceux-là croient au Chef rédempteur trempé dans l’acier. Roméo participe à et de cette croyance de la même façon que ceux de toute sa clique : par défaut. (" Combler un manque par un coup de tête "). Par haine.
Le roi est (mis à) nu – par ses célibataires, même.

mercredi 9 février 2011

AR VII « Je forme et transfigure ». Z. W.


Le ciel se drape, à en étouffer toute lueur d’ailleurs, plus rien ne passe. La nuit, la pluie qui vide la ouate sans en dégonfler le moelleux, la ouate dont le ventre traîne encore à portée de vue malgré la nuit, parce que sourdement grise et opaque elle rayonne obscurément par ses convexités potelées où rebondissent les éclairages dérisoires des lampadères, la soirée est intime, chaque élément de ce qui compose le décor est proche. La pluie est froide, il n’y a pas d’horizon, surtout pas celui des étoiles dans le grand vide nocturne, le vide est bouché. On perçoit encore les couleurs – par leurs contraires, dans ce régime de noir plein, tout bascule. Je marche sur la tête. En évitant les flaques de colle de la boue. La pluie consiste en une démultiplication de cordes sonores et vibrantes, il n’y a plus d’espaces pour l’espace, plus de soupir pour le temps, le temps, celui des intempéries, occupe tous les interstices, le Possible s’est refermé, il entraîne dans sa mise en berne l’Impossible, mais je respire encore. Il ne m’est pas moins impossible de vivre mais les histoires que je veux raconter doivent encore descendre d’une marche (et peut-être plus) et, alors qu’en marche, je soulève le limon, le fond est râclé, la poussière dense évolue pour retomber, aimantée dans sa chute empesée. Une succion par un creux ignorant de lui-même, aspire la matière soulevée et l’invite à en re-venir à une immobilité déterminée, la poussière est modelée aux fins d’une forme qui ne se connaîtra que par tout ce mouvement remuant la pâte, remuant la gangue. Nous sommes ici dans la fange d’un courant puissant mais en suspens, le mouvement n’est pas d’écoulement mais de façonnement. Un texte se sculpte. Il émergera à la surface de la page, à la lisière du vide et du plein, entre le corps et le lieu de l’air. Dans le Temps et dans l’Espace, quand l’espace du dedans est dévolu au temps en tant qu’il est le temps qu’il fait. La météorologie du corps est le phé-nomène de l’Ecriture même.

Me rappelant le Mot de Raymond Devos qui décrivait les trous noirs cosmiques comme étant " des trous avec rien autour ", j’ai voulu, à mon tour, donner une définition, celle de quelque chose qui tombe dans son contraire tout en persistant, ne serait-ce que par son appellation, dans ce que nous connaissons de lui : son nom, donc, un simple mot, un nom commun dont il ne vient, ce quelque chose en révolution, malgré tout, pas contredire le sens, il semble même le compléter selon un bord, selon un monde qui ne se suffirait plus à lui même tout en se parachevant par ce fait. Ainsi, je propose, à titre d’hypothèse (sous un caractère de définition) :

" Nous convergeons vers la même densité centrale : l’horizon. "

[Ce plaisir que l’on dit charnel ; cette voyelle que l’on dit muette. Mute I am, that is for sure. Une mouette, toute dans le jeu de voler. " Eux ", ils furent sans fin la Trace d’Hymen à rompre.]

mardi 8 février 2011

AR VI « L’Infini se laissait pousser comme une porte ». V.H.


N’est-ce donc pas assez que nos corps respirent, autrement dit qu’ils soient ces " choses " à vivre et de vivre, ces objets de désir et ces buts à maintenir, ces " objets " en ce que nous nous en détachons du fait d’une pensée qui en dépend dans sa formulation même, ces formes qui nous contiennent, dont nous débordons et hors desquelles il n’est rien – il n’y a rien, à commencer par soi, qui n’aurait alors pas seulement l’idée de dire ce " nous ", voire ce " moi " de toute la fable inchoative des discours. Il faut, donc, encore que je le nourrisse d’aliments autres que ceux de la sorte du carburant, de ce carburant qui entretient matériellement la machine, ou supposée " machine " (car, lui adjoindre une âme dépend du point que l’on adopte sur sa vue, cela ne devrait pas obérer que machine, il est – peu importe qu’il le soit selon une perpétuation de principe perpétuel ou éternel, ou même infini). Il lui faut, aussi, des mets plus inutiles quoiqu’indispensables, des mets volages et volatiles, des mets superflus qui donnent le goût de vivre. Vivre ne suffisant pas.
[La plus simple considération intellectuelle s’étonnera que la vie commence avec, par son excédent. N’est-ce pas là mettre la charrue avant le bœuf ? Serait-ce selon ce mode de construction que procède le mouvement ? Si je dis : " la machine procède de ce qui la conditionne ", ce qui revient à dire que l’on bâtit toute chose en suivant un but, une idée, une ambition, il n’y a rien là que de très banal, normal, logique – humainement historique… C’est voir en l’excès la mesure de la Raison, pourtant… Mais tout ceci pourrait bien n’être que logomachie].
Je parlerai donc, ici, d’un excédent qui fait office de principe fondateur, de cause première – quoi qu’en tordant la chose, comme j’aime à le faire en tout. C’est à dire que relativement à ce nabot calvitique et légèrement ventripotent, il n’est pas de naturalité qui soit une conséquence : de cette façon que cette conséquence n’a jamais connu sa nature de con-séquance : son élément (celui qui le détermine objectalement et, dans le même temps, en lequel il trempe) n’a pour cause générative rien qui se détache comme cause : il (le nabot) fait corps avec sa cause, ou cause avec son corps. Sa manie, son obsession ont un tel cachet de nécessité qu’il faudrait, en vain, de véritables for-ceps pour écarter, écarteler, et croire trouver une enveloppe extérieure à ce qui constitue sa nature. Autant dire qu’il semble épouser la Nature (la Création) entière, tant il a peu, tant il n’a pas d’extérieur, d’externe à soi, de dehors. Et " épouser une cause ", serait-ce sous la forme d’un corps, n’a rien que de hautement dérisoire pour ce qui le concerne. C’est un dragueur sans échéance. Un dragueur sans conception du mouvement quand le mouvement dont nous nous " détachons " apporte la conscience ; un dragueur sous le niveau de l’eau, bel et bien dans l’Ô plus que par dessus la tête, et qui plus est un dragueur qui n’aime pas les femmes, un collectionneur de chiffres, un faux Dom Juan, un vrai tripoteur, un propriétaire. Il a de tout temps épousé sa cause : il ne se différencie pas de sa forme – de sa forme à lui. Je vais faire le portrait d’un homme mesquin.
On n’y distinguera pas le superflu du nécessaire. Non pas que tout tombe dans le superflu : ce serait là par trop un monde, un Lieu de noblesse que son corps pour cet être quelconque dans le trop du quelconque. Mais tout, en lui, en vertu de sa nature, tombe dans le nécessaire. Sa drague lui est un jeu sans concession, une fièvre, un film dont il n’a ni le son ni l’image. La photographie pornographique il ne la voit pas, il la regarde et hormis ce qu’il voit, il ne comprend pas. Il est un rat pour un trou-monde. Il est le Rat : ce qui comble et ce faisant, comble le manque (le sien), il a donc quelque chose de divin, mais juste un " quelque chose ", c’est à dire que s’il n’épuise pas à s’épuiser, la Relance de ce qu’il est, est cela même qu’il est : l’idée du mouvement si l’on pouvait envisager qu’une idée (celle-ci) soit dégagée de tout son caractère d’abstraction. Il n’est pas tout à fait la vase dans son mouvement de dégagement vers la vase, mais la poche quand elle fait vase. L’Idée devient un " quelque chose ", elle se réifie au contact de son énonciation, lorsque l’on annonce : " un homme mesquin pour lequel aucune idée de nom ne (me) vient " ( – donc " que je ne sais pas nommer "). Ou : le concept de " Petit " lorsque l’on n’a pas pour habitude d’en qualifier un Priape (dont la " membrure " n’est pas en cause). Il est une chose, une, en tant qu’elle ré-siste.

lundi 7 février 2011

AR V Le coeur anatomique


[Pour n’en pas finir avec Fafa Nouille, je me rappelle l’avoir vue coucher sa joue sur son épaule dans un grand moment d’attendrissement sur elle-même, en prononçant ces mots : " je suis fleur bleue ". Il y a fort à parier qu’elle ne lut jamais et ne lira jamais le roman de Novalis où la fleur bleue trouve sa genèse, une naissance noble et raffinée qui s’est affadie avec le temps dans cette revendication, il faut le dire, le plus souvent " féminine ". Quoi que le gars de l’anecdote, selon moi, ne fût ni fleur bleue ni fleur jaune, sans gilet de couleur percé à l’endroit du cœur de l’impact rond d’une balle de pistolet, je veux croire qu’il n’était, pas plus que F., un dragueur invétéré, mais pas non plus ce genre de fleur aux reflets d’azur dont les femmes se parent avantageusement dans un grand mouvement d’auto-congratulation, dont elles se gargarisent, du moins celles qui, paradoxalement, n’ont pas le sens (comme on dit le " sens commun " même si ce sens dont je parle va à l’opposé et constitue un " sens fin ") de ce que peut être une relation amoureuse ; pas plus que ces femmes, cet homme, et avec lui beaucoup d’autres, pas plus qu’elles cet homme qui s’était lui-même, par avance, désigné à la prévisible vindicte de F., n’a le sens du sentiment d’amour. Pourtant, s’il n’abonde pas dans le débordement de l’auto-satisfaction, celle de l’Intimité à soi-même désignée comme telle narcissiquement, il touche à une prétention qui, si elle " apparaît " – comme moins sentimentale, n’en est que plus vaniteuse. Ne se flattait-il pas de grands livres traitant du Sujet des sujets ? Simplement, ces femmes " fleur bleue " n’ambitionnent pas la Valeur telle qu’elle se décore de grands mots verbeux. Elles savent qu’elles doivent se confiner, elles veulent se confiner dans le " Petit ", ce nid si chaud à force d’exiguïté… Et si cette métaphore semble " naturelle ", cela ne va-t-il pas de soi ? Ne savons-nous pas, toutes et tous, qu’il nous faut nous en tenir aux images " naturelles ", à moins que ces images n’aient de naturel que l’habitude ? ou encore, un caractère antédiluvien : primitif, pré-historique qui n’en finit pas de façonner l’Histoire dans ce qu’elle a de plus moderne, de plus présent, actuel, contemporain (aussi : ces derniers adjectifs sont-ils vraiment " justes ", " fiables " ? – véridiques ? ).
Ces fleurs pimpantes aiment comme un maçon monte un mur brut : avec des briques massives et du ciment sans apprêt, et s’en contentent comme d’un château. Elles s’en " contentent " et se flattent d’avoir bâti tel échafaudage dont, il est vrai, l’équilibre instable a tout du miracle. Non pas que le sentiment amoureux doive être éternel ou parfait, pour qui que ce soit, il n’y a aucun devoir, ni aucun dû à cela. Je qualifie les amours sentimentales de miracle instable parce qu’elles reposent sur la mauvaise foi, sur l’art de se tromper soi-même toujours d’abord.
En engageant des affaires sur des mensonges aussi criards, Mademoiselle Nouille, tout comme le " Jeune-Echevelé par la grande tempête du sentiment Noble, dans les livres " – elle sait, et il sait, qu’ils ne satisfont que des pulsions, par ailleurs tout à fait naturelles et louables de par cette naturalité d’une certaine santé supposée (tant psychique que physique) (et même si cette santé n’y est pas), aussi ne devraient-ils attendre plus. Ils attendent, toujours, de fait, toujours plus : on espère toujours dans, en la facilité. Car ! N’y aurait-il pas du merveilleux à ce qu’une affaire aussi platement, aussi indifféremment engagée débouche sur l’avenue royale de la Passion ? L’illusion fondamentale n’est-elle pas, là encore, le Naturel, le Simple, le Facile de l’Amour fort ? (que de majuscules…). Alors même que l’on ne cesse de gloser sur la complexité du sentiment, on croit à la force du sentiment qui empoigne et rend au monde les couleurs tranchées où tout se choisit de soi-même.
" Sentimentalité " est l’exact synonyme de " Pornographie " et je ne trace pas par là, je ne découpe pas les territoires respectivement attribués aux femmes d’abord, puis aux hommes. Cette différence-ci n’a plus cours et si les unes et les autres continuent à corroborer des schémas caricaturaux, les unes commes les autres se gargarisent, et les unes comme les autres passent aux actes de la façon la plus crue. Ce qui demeure est un " écart des mots ", certes encore dans une efficace indéniable. Sous le coup d’un poids qui fatigue (" fatiguer la salade ") et qui pend du cou, nous nous courbons, recourbons vers le sol, courbés en dehors.
L’Illusion comme la Désillusion partagent les deux sexes dans une absence de différence, dans une absence de partage où l’on se répartit le bête enthousiasme et la rapide déconfiture. Lorsque F. Nouille tint son discours de raison au grand gars, je me plais à rêver qu’elle le fit en voyant danser sur un transparent flottant entre leurs deux corps ennemis, l’image de leurs deux corps appariés dans la chaleur, et que remontèrent à leur souvenir les détails anatomiques de l’autre. Dans cette surimpression plusieurs mondes se jouent, plusieurs mondes jouent, qu’ils ont dû croire n’appartenir qu’à eux deux, et à elle sur le mode de la délectation vengeresse (la finitude n’a-t-elle pas tranché, retranché la bleue fleur du jardin de Fafa, du moins dans le sens où l’aventure n’aboutit pas : un petit, nouvel échec qui renvoie toujours au refus de voir la réalité en face qui s’impose pourtant ?). (Et quel genre d’échec cela constitua-t-il pour lui ?). Pourtant, parce que j’écris, la délectation suprême est pour moi et moi seule. Je m’infiltre, je m’insinue dans les plis humides et sombres et cachés et dérobés, communs, qu’ils n’aimeraient pas voir dévoilés. Mon plaisir est là. Dans la dissection – dans la dissexion.
Choisir d’abdiquer en se laissant mener par ce qui entraîne ? – mais non, il y a toujours cet indescriptible, cet insoutenable effort à faire. Il faut vouloir l’amour avec sa charge et vouloir ne pas se faire illusion, serait-ce en croyant que l’on fournit un effort en prenant au sérieux le désir par la (dé-)monstration. Jouer est autrement plus difficile. Il ne s’agit pas de se jouer la comédie du sentiment ou, plus simplement, du désir, par exemple en remuant le ciel et la terre d’une librairie à la recherche de façades jolies : des titres et des couvertures de livres flatteurs (parce qu’un livre, c’est ce qui tombe, ici, le plus facilement sous la main), mais pour jouer il faut jouer. D’emblée verser du sel sur la plaie. Comprendre que l’on ne s’arrêtera pas aux coups de fouets et que l’on enchaînera coûte que coûte. Pour jouer il faut une méchanceté de base qui piétine la bêtise, la spontanéité se fabrique, elle s’apprend et aucun artifice autre que le rêve longuement prémédité ne saurait nous conduire au succès qui intègre et incorpore l’échec et la finitude mêmes de tout rapport. Il faut partir perdu(e) tout en se sachant gagnant(e) de ce que l’on perdra, encore, en plus. L’artifice n’est pas dans les bons sentiments car ceux-ci ne sont que ruine de l’âme et vengeance mesquine, échec de fait parce que l’on s’entretient dans le chimérique. La ligne n’est pas droite qui sépare le jeu du jeu. Tous les amants se doivent de jouer, tous jouent, mais seuls jouent ceux qui se veulent méchants sans la sanguinolence du Sacré Cœur.
Il faut savoir jouer le cul pour le cul, l’illusion pour l’illusion et l’amour pour l’amour. Tout se tient.]

" …
Elle s’occupe aussi des choses de la terre,
Car la feuille du lys est courbée en dehors.
… ". V. H.