mardi 10 mai 2011

Notre Dame du Bon Jeu - III


A-gression


Voici une journée passée par un trou d’épingle ; expédiée ; il fait nuit, je n’y aurai vécu que du temps consacré à passer. Je m’en trouve bien, je ne pense rien, je n’attends pas, à peine si je suis, là, à écrire. Je pense à du " chiffon " comme appellent les hommes, les robes, le taffetas, les dentelles, les pantoufles de vair, les odeurs capiteuses, les fronces et plis, le jupon, le bouillonnement de l’écume qui ravit – au sens fort – les filles. Ce rapt hors de moi-même vers des champs de blé où roule la mythologie d’Europe, est accompli, plus sûrement que par un dieu, plus profondément, oui, par la " bagatelle " (comme l’appela une religieuse qui devint reine des chiffonniers du Caire). Un homme n’est pas un rêve, il est un poids, une masse contondante de muscles, une paire de chaussures remplie par la réalité d’un aller de l’avant, deux mains qui taillent des flûtes et des poignards, et des oreilles qui donnent des ordres sans avoir eu jamais à écouter autre chose qu’elles-mêmes ; un homme n’est pas un rêve mais il peut le fournir à la putain dont il est le proxénète et qui, si elle a été industrieuse, aura gagné le butin d’une paire de gants, d’une robe à pois et d’un chapeau tubulaire.
Un homme n’est pas un rêve, il en est le prétexte, l’architexte et l’échec, l’archiprêtre et le remueur des cloches qui brinquebalent leur appel au faîte du donjon des villes. Un homme, à chaque heure, sonne le tocsin du présent pour appeler à l’ordre de ne pas fuir, les filles. Un homme n’est pas un rêve, quelquefois il peut être une fatalité lorsqu’au plus beau jour, elle aura eu le goût mauvais prémonitoire de se vêtir d’une robe de communiante, et qui plus est de se voiler du chef (du crâne) pour en revenir, par la suite, à un divorce irrémédiable ou, tout aussi bien, à une enclume tout aussi irréversible : celle des jours accusant la pente de la déception jusqu’au dernier souffle. Ainsi finissent les princes des comptes, dans la banalité et l’eau saumâtre des rancoeurs recuites qui ne bouillonneront plus en éclat et refroidissent dans la puanteur de l’habitude.


Me marierai-je vraiment, un jour ? comme Maxime ne me l’a jamais proposé en disant du mariage, sur le ton effrayé du dépit de s’entendre et de la peur de m’entendre, moi, peut-être confirmer son dire : " c’est démodé ". Je pense surtout qu’il croyait avoir trouvé là le biais d’expliquer sans expliquer qu’il ne portât pas d’alliance au doigt. Je riais en silence. Non mais, qu’est-ce que tu t’imagines ? ! Que je tomberais dans ton escarcelle par ce genre de conversations perverties par la situation ?
Trouvas-tu la situation " piquante " ? Au long de toutes ces années, nous aurons à tour de rôle chacun, trouvé le bon moment pour mordre l’autre, le manger parfois, le respirer, rarement, et flairé avec délectation les aveux involontaires pour lesquels l’autre ne se mordait pas toujours les doigts. Sais-tu ? Je crois que tu as raison. Ton interprétation est juste. La toux mécanique qui ne me quitte pas, n’est que l’espoir de tousser assez profondément – ce que je ne fais pas car il serait trop incommodant de passer la journée dans une humidité aussi malodorante – pour me pisser dessus. Ce que je préfère ? Être agenouillée dans la baignoire et sentir le liquide chaud m’inonder, me tapisser les cuisses et les jambes de cette main fluide et malléable, souple qui épouse mes formes, et me mouille jusqu’à l’os de la chair. C’est une forme de prière où l’on se vide l’âme dans la plus recueillie des génuflexions. Mais qu’importe ! Ce n’est pas à toi que je fais cette confidence. Car nous avons fini par nous séparer voici plusieurs années, déjà. Voilà, le temps imparti est écoulé, nous nous dressons, j’enfile ma veste non sans avoir levé les bras, suffisamment haut pour que mon petit tricot rose découvre mon nombril alors que je pivote pour me diriger vers la porte, je vois tes yeux. Rapide je suis. " Au revoir ". Adieu pour quelques années.


Sur un ton martial : " Mademoiselle Cambremur, ne seriez-vous pas tombée amoureuse de moi ? ". L’estocade, d’entrée, m’interloque ; rien n’en paraît. " Pourquoi me posez-vous cette question ? ". Je suis si sèche, si froide, si franche que la surprise est pour lui. " Votre message sur mon répondeur… " je ne lui laisse pas le temps de broder " … rassurez-vous, je n’aime personne ". Ma voix tranche, catégorique ; aucun doute, aucune hésitation, aucune émotion. Il est K.O. Son visage accuse une torsion qui se traduit sur son corps, il se tord, ne me regarde pas. Je décide, puisque la bataille, éclair, tombe à mon avantage, d’épiloguer. La bibliothèque derrière lui laisse voir la version de poche des " Liaisons Dangereuses ". Je décide de lui faire la grâce de le laisser conclure et de retourner sa douleur en accusation. Je me prête, en jouant la critique et en l’engageant sur la voie de la " méchanceté " de Mme de Merteuil qui est, de toute la littérature, le " personnage féminin que je préfère ", à ce qu’il me travestisse des oripeaux de la méchanceté (quel que soit l’amateurisme de ma propre méchanceté, laquelle n’a été que de légitime défense) : " … mais vous allez beaucoup plus loin… " est sa répartie. Qui aurait assisté à la rapide petite scène que nous venions de jouer, aurait conclu qu’à peu de frais il me faisait cet honneur d’une telle comparaison avantageuse avec la remarquable joueuse que faisait la Marquise. Son " … mais vous allez beaucoup plus loin… " démesuré, n’était qu’à la mesure de sa défaite, de sa déception, de sa douleur alors que, au contraire, moi, moi, j’aurais dû souffrir et sans, je crois, qu’il m’accordât, après sa victoire, autre chose qu’une leçon en bonne et due forme où, justement, il n’aurait pas su jouer avec cette victoire. Me laissant me casser le nez sur l’Evidence aveuglante des apparences.
Depuis que nous avions entamé ce théâtre, depuis que, tacitement nous en avions établi les règles du jeu de " bon sens ", depuis cela, franchir la limite de notre Loi implicite s’inscrivait dans le cours des choses qui devaient arriver et devaient arriver par moi. Car " il " possédait la place d’autorité, " il " était celui dont le seul rôle était de maintenir les apparences, un pas de trop en avant dans les faux-semblants, qui ne pouvait être que de mon fait, et je m’exposais au couperet de la loi. Mais c’était compter sans moi. Et sans la Marquise. Si même lui pouvait et savait jouer avec les apparences, celles de la scène que nous venions d’interpréter appelaient à un redoublement des apparences puisque ce furent elles qui avaient été nommément mises en cause dans ce moment de jeu-ci. Aussi était-il normal qu’il attaquât, d’autant que mon message sur le répondeur dont je n’ai pas le moindre souvenir, l’y engageait peut-être et sans que je l’eusse consciemment décidé. Les apparences, les " Limites " consistaient en ce que l’un de nous deux trahît son amour pour l’autre, amour qui représentait l’Interdit. Et ce jour-là, sans qu’il trahît quoi que ce fût, ce fut lui qui avoua. Alors même que par le coup qu’il croyait me porter d’entrée de jeu, il entendait, à vouloir me mettre au pied du mur de mon sentiment, il entendait à la fois me faire avouer mais surtout nier le sien propre. Là où il voulait re-mettre un ordre fallacieux, c’est à dire assurer la pérennité de nos rapports selon un code établi par la bien-séance même, alors même que ces règles avaient été tacitement " aménagées et adaptées " par nous d’emblée, là même, dans la plus grande perversité et en toute innocence, il entendait tirer le profit d’une triple jouissance articulée : d’abord mon aveu, ainsi ensuite son maintien de figure de la loi – c’est à dire, en conséquence à ce point précis, le troisième point : il réservait pour lui l’état de ses sentiments à mon égard. Il perdit sur toute la ligne. Et nous étions conscients lors du déroulement de la scène, à chaque instant, du détail qui s’y jouait à chaque instant.
Nous savions, chacun, que celui de nous deux – moi, qui franchirait la limite, s’exposerait à une mesure de rétorsion. La Faute tombait sous le coup de la loi, et la Punition, loin de tomber hors du champ du jeu dont la condamnation qui appelait la punition marquait la limite de fait, faisait partie intégrante du jeu.
Toutefois, ce que Maxime découvrit alors et qu’il n’a peut-être pas encore fini de penser, de nombreuses années après, consiste en ce que la Limite que nous avions fixée, pour être limite, marquait une finitude mais cette finitude, ou cette limite n’en finissait pas d’absorber, par les plis infinis qui la constituaient, les manquements à la loi.
Il avait cru pouvoir me faire avouer de vive voix mon sentiment, à l’occasion de ce qui (sur son répondeur) représentait déjà un aveu, et ce pour son profit, son propre gain psychique ; et, comme Figure de la Loi, il se trouva soudain ramené à être le maitre d’un domaine dont les frontières n’en revenaient jamais qu’à un effondrement sur elles-mêmes ininterrompu. Je veux dire par là que, chez nous (lui et moi), dès lors, tout trouva à se dire. Et tant pis si cette scène fondatrice ne prend pas place au tout début de notre relation. Tout trouva toujours à s’y dire. Et l’occasion sur laquelle sauta Maxime, un jour précis, pour me faire avouer, n’avait été qu’un calcul de son propre fait, un artifice – et mon soi-disant aveu du répondeur fut un prétexte dont il aurait pu aussi bien ne pas se saisir.
Nous le savions, nous nous aimions, l’orgueil, toutefois, fut un paravent qui ne fut abattu que lorsque Maxime avoua sa déception et lorsque moi, j’affichai une victoire " méchante ". Rien ne fut dit, mais l’orgueil était tombé. (Mais je ne persisterai à endosser ma propre méchanceté que si tu avoues la tienne…).
La date de cette Scène importe peu, bien qu’elle fasse commencer notre histoire par le milieu. Car ce qui devait être mis en place alors – les limites, ne le fut qu’à la faveur d’un échange de tirs croisés (comme à notre habitude) dont les projectiles partaient dans toutes les directions du temps. Il n’est rien, entre nous, qui ne soit calculé. Simplement, nous ne sommes jamais au fait de notre propre horloge mentale, ce décalage, c’est ce que d’autres appellent le Hasard. Et sans doute sera-t-il dû au prochain Hasard de nous revoir.


La Conscience


[…]
" Je suis trop près ", dit-il avec un tremblement.

Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,

Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.
[…]


Victor Hugo

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire