samedi 6 novembre 2010

"Eclatements"

Henri Michaux "Eclatements".
Pour ainsi dire une implosante fixe dont les coulées résistent à la pesanteur dans la mesure même où, même par le haut, elles n'y cèdent pas plus que nécessaire.

vendredi 5 novembre 2010

Et plus chair vive que morte III


Ce jour-là, j’arrivai à l’heure comme à mon habitude, je me sentais vieillie d’une nuit supplémentaire. J’avais cette impression de boiter par tous les bouts. Les étudiants bavardaient, je les fis taire et j’attaquai. Je les priai de saisir dans leur main gauche la copie du texte, distribuée la semaine précédente et qu’ils devaient avoir soigneusement lue pour la séance de ce jour-là précisément. Je lus le texte à voix haute afin qu’il résonnât dans notre mémoire immédiate, espérant bien qu’ils l’avaient effectivement déjà déchiffré. S’il en était ainsi, la mémoire proche et la mémoire légèrement plus lointaine s’en superposeraient et nous ferions du bon travail.
Le titre " Eplucher la plus vive que morte ". " Titre étrange s’il en est, dis-je, que l’on peut interpréter à la lumière de – je cite les mots de la phrase du deuxième paragraphe de la page deux : " Soudain, l’on entendait la lice de l’enfance aboyer raisonnante, etc… ". Cette lice au registre grave et ‘’lisse’’, du moins peut-on le supposer, " va pisser son miel au pied du bonhomme qui fond, etc… " Il faut, donc, ici lire : ce qui ‘‘se-lit’’ ici, ce qui ‘‘se-lie’’ ici " dans la tiédeur de l’urine ", supposera-t-on… Un étudiant m’interrompit : " Mais alors, Madame, doit-on penser qu’il y a un rapport de cause à effet entre ce que ce " ‘’Patron’’ d’une entreprise de sanitaires publics ", ainsi qu’il est mentionné au premier paragraphe de la deuxième page, fabrique (des lavabos) et l’écoulement des eaux de la poche rompue d’un moteur à réactions ? ". " Votre remarque est fort pertinente, il vous faudrait la déplacer jusqu’à la salle d’eaux attenante à la bibliothèque où l’écoulement illicite des livres imprévus passe par les canalisations afférentes au cerveau poissonneux du Patron en question. Car le ‘’matériau’’ que chérit cet homme aux fins de ses constructions, consiste justement en une démolition, du moins selon l’auteur (c’est là mon point de vue), due à l’inversion en tant qu’elle obsède, fascine, répugne et, pour tout dire, mène à la dénégation, au déni : l’in(-ter-) version entre elles de la turbine d’un lavabo et de la gouttière du ‘’chat commun d’Europe’’, ainsi que je ne pourrai pas le citer, pour cette bonne raison que cela n’est pas dans le texte ". Etc, etc… " Je continuais.
J’en vins, finalement, à la conclusion que je leur déclamai sur un ton peu badin, que j’avais doctement mûrie, conclusion où le pourrissement des mots, à force de me les être répétés cependant que je les notais sur mes fiches de cours, fleurait la vérité impulsive mais ressassée de ce qui m’était d’abord apparu comme une Révélation. Mais oui.
Le projectile étranger, dans ma mémoire, recommença alors soudain à vrombir, s’il est vrai que jamais ne s’arrêtait sa ronde de veille, il sonnait parfois des coups de semonce grandiloquents qui m’avertissaient d’une menace imminente, de l’ordre d’un conflit pétaradant entre pensées contradictoires. Le cours se terminait. Je ramassais le tas de mes papiers. Je réfléchissais dans le désordre, le bouton d’une mouche énervée me remuait le visage et je perdais le fil. Je m’étais habituée à boiter, comme s’habitue à pencher la bouteille au liquide mobile, dont la mobilité lui confère le déséquilibre du verre à moitié vide et à moitié plein. Au plus fort des crises, mon visage s’animait de tics fébriles, et, comme à mon habitude depuis ce réveil face au miroir où je me connus dotée d’un grain, il me fallait, dans les moments paroxystiques, intervenir par un discours véhément afin de couler dans la gestuelle d’un débat enflammé, les agitations irrépressibles de mes traits. Je saisis le premier étudiant, au hasard, qui s’apprêtait à quitter la salle. Je l’interpellai à coups de grands gestes. " Holà, vous ! ". Je n’eus alors plus que le temps de me taire.

La porte qui n’avait pas été hermétiquement fermée, volait en éclats, sous l’effet gigantesque d’un poing frappeur qui assénait sa masse de colère sur son panneau, depuis l’extérieur. Le patron était entré. Il était rouge. Ainsi donc, nous y voilà, me dis-je. La crise sur le gâteau est sur le point de se dénouer.
" Vous ! " hurla-t-il dans ma direction, il me faisait à peine face. Il m’accusait et j’accusais un coup parti de la bave de sa méprisante lèvre inférieure, une énorme giffle de postillons, un crachat qui ne disait pas son nom. " Vous ! ". Comment osez-vous ainsi contrevenir à mes ordres. Mais je me doutais bien de votre corruption. Mais je prêtais l’oreille. Je veillais. " Comment avez-vous osé ? ! ".
Mon visage, saisi, s’était figé et devait afficher la mort.
Il vitupéra longtemps et je savais que je n’aurais jamais dû traiter de cet auteur dans mon cours, mais la réaction du Patron tournait à la bombe qui neutralise tout dans la force de son souffle. J’étais emportée dans le mutisme de plomb de mon saisissement. " Vous, truie, vous, chienne. N’en aurez-vous jamais fini de chercher à humer par où passent mes ordres ? Je vous avais, comme à toutes et à tous, interdit cette femme, cette hyène dactylographe, cette purée d’ordures, cette semence de caniveaux, d’un niveau plus bas que ne le fut jamais le plus consciencieusement et laborieusement honnête des gratte-papiers. Vous, putride par excellence, vous mangerez jusqu’à la lie, le résidu de ma colère. Je vous chasse. Je suis maître chez moi. Je ferai donner les chiens. Ils vous pisteront jusqu’aux plus profondes et nauséabondes ténèbres, ils ne vous laisseront pas de repos, ils se feront un repas de vos cuisses, de votre gorge, de votre ventre. Vous croyiez détenir la Vérité dans sa puissance ? Il n’y a pas, ici, d’autre Vérité que moi ! Je suis Celui qui sied. Vous avez cru dévoiler ma vérité par le regard sur une nudité qui ne se cache pourtant pas mais qui n’aime pas à être formulée dans la férocité. Il ne me plaît pas. Il me déplaît que vous vous arrogiez le droit de me déplaire. Les chiens se feront un festin de vous. Vous vous imaginiez mener l’enquête de la littérature ? Vaniteuse petite personne insignifiante, va ! Chienne couchée, chienne couverte, chienne puante. Je m’en vais vous donner une leçon qui vous chauffera le cuir, je vous cracherai au visage jusqu’à le noyer, je vous enterrerai dans une boue dont il n’y a pas de retour. Vous allez geler pour l’Eternité. "
Sur ce, il fit volte-face et disparut.
Ainsi l’oignon pelé, je pleurai les couches de ma personne décomposée qui gisaient éparses et ne laissaient plus rien. Et plus rien d’autre que moi qui n’existais plus, ayant perdu toute force et toute forme. Seul flottait le parfum coruscant d’un bulbe qui s’était ouvert et qui dans la déhiscence avait ravalé toute présence. Je n’existais plus. Non pas par les coups des insultes, rien ne nous matérialise plus et ne nous rend plus concrets que ce qui nous contre dans l’adversité. Mais j’avais été confrontée à un discours dont la vitupération violente avait laissé filtrer toute la vérité de moi-même, mon reflet même dans un miroir qui me ceignait jusqu’à l’enfermement. Je venais d’être confrontée à la vérité dans sa nudité qui consiste en l’" évidemment " de toute vérité par sa bonde. Plus disloquée que jamais, livrée de tous mes morceaux aux crocs de ma conscience, j’avais mis le doigt dans l’engrenage et j’entrais ainsi à la suite de mon doigt, par toute la continuité et contiguïté du corps au bras, entière dans la rotation infernale du mouvement de ne plus savoir par où commencer. Car je ne m’arrêterais plus. La sentence était désormais exécutée sans répit. J’étais redevenue ce que j’étais devenue à l’issue d’un rêve qui contenait une réalité qui aurait dû le déborder. Mais il n’en était rien. Je n’échappais pas à moi-même comme rêve de moi-même. La bifurcation de ma route vers sa propre trajectoire, s’inscrivait dans le sol, sous mes pieds, du seul fait que je marchais et que l’on ne choisit que selon le jet de choisir.
Je continuerai à vous parler bien sûr, à vous tous qui m’entourez, mais cela ne le sera jamais plus qu’avec cette aiguë conscience de vous dire cela seulement que je vous dis. Tout ce qui en déborde fait partie intégrante du dire. Je suis confrontée à la Limite purpurine, celle que rien n’atténue, celle qui ne peut pas " y mettre les formes " simplement parce qu’à son confin, en quoi elle con-siste, se dénoue toute tentative de forme.
Je saluai les étudiants et disparus dans la porte ouverte.
Fin
"Et plus chair vive que morte" a été écrit du 07 au 09 mai 2010.

jeudi 4 novembre 2010

Et plus chair vive que morte II


Alors que ce soir là, je rentrais chez moi par le chemin tortueux qui descend la colline sur son flanc le plus beau, où je longeais une route aux voitures rares d’un côté et aux jardins clôturés de hautes haies de cyprès de l’autre, je fixais le ciel et, par delà, la mer, ils s’épousaient ensemble selon une couleur indémêlable, fondue dans le quasi-couchant flamboyant, en ce printemps acéré des jours de grand vent. Cette nuée, cette toile développée en volumes apparaissait envahie par les ramures proliférantes des arbres qui la fendillaient de fissures, encore ténues ensemble par un branle qui se refusait, le vent bougeait à peine et désolidarisait peu le décor, en attente. Le nez ainsi en l’air, j’avais miraculeusement évité le tas ramassé laissé là, sur le trottoir, par un chien, et je repiquais mon regard vers le haut, les sourcils marqués d’une obscurité montante je les fronçais, de manière à persévérer dans mon devisement, dans mon " dévisagement " du paysage ; le vent enflait. Il ramenait de l’horizon ce qui s’y donnait déjà à voir et qui l’avait annoncé : la précision ; la précision des contours. Et dans cette découpe nette de la grande beauté du quartier, j’aperçus une écaille tomber, puis une autre, une tache par perforation se creusait qui plombait ma vue. Peu à peu, la peinture s’effriterait, son vernis craquant, ses miettes sautant, s’expulsant hors d’une surface qui ne contiendrait plus rien. J’avais achevé, ce soir-là, un cours magistralement interprété, destiné à des étudiants indifférents, par une remarque incongrue dont le souvenir, parce que je l’avais perdu, me hantait. La faculté sur le haut de la colline avait maintenant allumé tous ses feux, et moi, dans la lueur des lampadères désormais, près du bord de mer, j’enfonçais une clé dans une serrure ; il s’avéra que j’étais rentrée chez moi, j’étais en face à face avec la porte. Décidément, j’avais oublié.

" Soudain, l’on entendait l’Alice de l’enfance résonner raisonnante, son toit lui faisait un chapeau, sa maison lui faisait un tablier et des deux cymbales au bout des bras elle tapait le son sur quoi glissait emportée la Reine des échecs le long de sa diagonale. Le concert avait commencé. Une opérette à deux sous ; un ballet de marionnettes déguisées en miroirs. Le champagne sauta, la trompette bâcla sa sortie, il était temps de nous retrouver sur le carreau, minuit avait sonné, il fallait rentrer, par le chemin balisé des miettes dévorées, noyées dans les sucs gastriques de l’Invisible d’un bonhomme qui attendait sa neige pour adopter sa forme.
Cette agréable foire qui encombrait mon lit, par la remontée dans un rot à l’entendement, me fit repasser, soudain, par tout le menu, le souvenir saillant devant les yeux, vrombissant dans ma cervelle comme le marteau-piqueur creuse qui tombe sur des vestiges. Vertiges. Pas de deux du cygne solitaire, cadence d’oie, malaise intestin. J’étais couchée sans retarder. Je partais dans le bruit, somme des nuits et relevé comptable à des fins de non-imposition sur l’infortune. J’allais en venir à passer par des temps pliés et sévères où les dérèglements de la Raison allaient m’armer, pour la vie, de toutes les possibilités de passages-langages, pour la mort. Un livre, d’aventure, me livrait ses secrets tournants. Je perdais toute notion d’âge. Quand ? Deux mains. Mais non ! messie, voyons. Par le trou et dans la serrure, jusqu’à l’œil, allons-y. Let’s start again. Sur quoi donc allait s’ouvrir le pan de mur pivotant sur ses gonds ? Nacht ! pont entre deux eaux, ou, la béatitude de vrai-ment souffrir pour de faux en cette cage, soleil des os, charpente résiduelle due à l’éternité, ce thorax dont le clavier montre des touches sans distinction de sons, le même mot, toujours : " Va donc te pendre si tu veux prendre sur le fait le rêve dont tu dépends ". Je retombais sous le gibet, mandragore à s’élever du sang des morts, j’en respire l’infusion bouillie jusqu’à totale évaporation et, endormie, je repose dans la bulle nocturne des Merveilles, dans l’apesanteur du sommeil de plomb des rêves qui sont forcément tenaces, comme toute réalité qui s’effectue. Chaque nuit, je change de vie. Cette nuit-là, je changeai de mort. "

Le lendemain, au matin, alors que je soulevais languissamment la tête du lavabo au miroir, je le vis, avec une surprise qui ne me prêta, sur le moment, pourtant pas à penser, je le vis : que mon visage avait muet. Lorsque j’arrivai à la faculté, précisément au mess des professeurs, je ne fus pas étonnée que l’on s’en aperçût, mais je le fus que l’on me reconnût. En cours, les étudiants eurent un œil ouvert et un œil fermé, car il s’agissait sans doute à l’aide d’un crayon, de viser en moi le détail qui avait basculé, sans doute dessinaient-ils mentalement l’anomalie dans la coupe de ma figure par où se dérobait sans fin, celle que j’avais été. Assurément, pensai-je, j’ai un œil plus rond que l’autre. Ou bien la balance de la commissure de mes lèvres s’est infléchie d’un côté. Ou bien le nez a poussé. Je ne savais pas. Mais, j’en vins à la conclusion incertaine, selon un cerveau, le mien, remué par le branle du doute, que le détail insituable se déplaçait sur mon visage à l’image d’un grain de beauté pris dans la dérive d’une peau que plus rien ne retenait. J’étais, je crois que le mystère en cela se trouve, devenue entièrement mouvante. Tous les degrés de ma personne, du corps comme du psychisme, évoluaient selon une vibration désarticulée, dans un désordre dont je ne savais dire encore s’il était riche ou pauvre en heurts des parties entre elles ; les morceaux en quoi mon corps se décomposait et se recomposait sans fin, reposaient pour chacun sur son tapis volant dont la multitude présentait toutefois la cohérence relative de se déplacer dans la logique d’un Tout : l’apparence que j’avais gardée malgré son visible et inassignable défaut, de constituer un seul et unique corps. Du moins, de cela l’on ne sembla pas douter autour de moi, " autour de moi ", chacun de par sa position autour de moi semblait m’assurer d’une localisation contenue dans l’espace, dans un lieu déterminé et terminé, dont, quant à moi, pourtant je doutais fort.
Cette sorte de malentendu fondamental et radical ne franchit jamais, chez qui que ce fût, la barrière du parler. Dans le silence le plus dé-concerté – ou dans la plus grande inconscience ? je m’installai comme autre au sein d’une communauté déjà minée par les fantômes de l’altération et de l’aliénation. Je faisais office de noyau dur, infracassable au cœur du fruit. Nous continuions comme si de rien n’était. Mais la balle tirée depuis un revolver anonyme se déplaçait sous mon crâne, ne laissant pas de repos à ma pensée alors même que je commençais à faire office d’écharde dans le grand corps de la faculté. Mais, peut-être, ma mauvaise conscience était-elle si grande que j’y projetai, de mon intérieur vers un extérieur que je réassemblais en corps, le grain de sable de la perturbation que je ne supportais pas dans les seuls murs, au demeurant, non étanches et non fixes, de ma personne. Personne je l’étais devenu. D’un point de perturbation que je contenais, j’étais, pour ce que j’en pensais, devenue la reproduction, la répercussion éparse, à l’échelle d’une petite société qui ne s’en apercevait pas. Peut-être tout cela n’était-il qu’un songe, le mensonge d’une nuit dont je ne me réveillais pas et dans laquelle je coulais avec moi, le monde qui m’entourait, c’est à dire, finalement, pas autre chose que moi. J’étais entrée dans un rêve aux parois de nuages tissés d’acier. Je ne consistais plus qu’en un écho de soi-même issu, et qui sans faiblir ni s’accroître, martelait à des oreilles sourdes, un lancinant malaise que toutes ces oreilles fondues les unes dans les autres du fait d’une proximité contagieuse, renvoyaient dans un geste unanime au royaume des morts, comme on chasse une mouche harcelante bombinant autour. L’explosion avait commencé, mais depuis un temps certain déjà.
Le triste meneur de la faculté, dès ce matin étrange, ne m’adressa plus la parole qu’en me flairant par avance. Il semblait flairer la piste de mes pas pour savoir si j’étais bien arrivée là où je semblais être et d’où j’allais lui adresser la parole. Il semblait douter, pas vraiment de la réalité, au mieux de la mienne seulement, mais de ce que je fusse toujours humaine. Ni lui ni moi, à cette époque-là, n’avions la faculté de comprendre ou de prévoir ce qui se préparait. Il se méfiait. A juste titre. L’explosion se propageait, gagnant de proche en proche l’intégrité de la réalité intégrale.

mercredi 3 novembre 2010

Et plus chair vive que morte I


Ne pas parvenir à (re-)commencer est être renvoyé au précédent par sa fin, une fin en faisant état comme précédance même.

Sans aucun talent autre que son arrogance, cet homme assis dans sa bile verte, taillait dans ce qu’il considérait être le " manquement " d’autrui à la Qualité, le costume de ses avantages. A ne vivre que par des emprunts dont la consistance matérielle surgissait d’un, par lui, considéré " néant ", il ne vivait que bien car le confort qu’assure la médisance montre une assiette solide, stable, fondée qu’elle est sur la certitude préalable d’une opposition à tout. Et, de fait, il critiquait tout – parce qu’il ne comprenait rien. Ce qu’inlassablement le temps apporte de neuf, il ne l’admettait pas, et dans l’incapacité où il était de pouvoir porter un jugement sur quoi que ce soit, un jugement qui ne fût négatif, il ne se repliait pas dans l’abstinence, il assénait son jugement. Il faisait figure de fort tempérament, du moins auprès de son aréopage. Nous le savions réactionnaire, et le revendiquant. Cette perversion d’un " retour vers l’avenir " lui semblait la vertu même. Alors même qu’il se reconnaissait dépassé par son temps, il ne voyait de salut que par un temps qui l’eût rattrapé par derrière. Cet acte lâche par définition, qui tire au dos, il l’espérait et si cela constituait la chose, l’objet de ses attentes messianiques, attentes d’autant plus incandescentes que leurs qualités révèleraient dans la surprise leur vétusté éternelle, cette lâcheté représentait surtout la forme de ce qu’il devait considérer être au principe de l’Histoire – quand elle fait figure d’Histoire : dans ses moments de retournement, et, dans le même temps, représentait la forme de son esprit ou l’empreinte générale qu’avouait toute production de son raisonnement. Cette forme intime qu’il projetait sur l’écran de son interprétation du monde, parce que le caractère de lâcheté lui en échappait, devenait le Courage de tout remettre en cause – pour la raison qu’il ne pensait pas, et de cela il se flattait. Toute la pensée, bien réelle, qu’il développât jamais, consista dans un mouvement de résorption de la pensée ; non pas la pensée du négatif (dont il ne témoignait que trop) mais la pensée sous le signe de la négation. Il ne lisait jamais si ce n’est, des livres, le titre en relation avec le nom de l’auteur : cela lui était absolument nécessaire, car il dirigeait une faculté.
Ce à quoi il estimait due la précellence de sa personne consistait en une " lucidité ", qui, pour juste qu’elle fut, ne le fut jamais que par antithèse. Le considérer dans ses opinions revenait à avoir, par son contraire, une idée juste de ce à quoi, généralement méchamment, il faisait référence. Encore que remonter le parcours accidenté d’une démonstration par son antithèse, ne se fasse pas par la simple déduction des contraires. Il me fallut, pour cela, eu égard au personnage, avoir une entière " idée " de lui ; ou la juste pesée, la juste appréciation de ce que représentait, dans un corps petit et ventripotent, cet homme qui, malgré tout et malgré un désarroi malveillant, pouvait faire montre de bonté.

Le différend que j’eus avec lui, ne s’élevait jamais en vociférations mais rampait, larvé, dans une courtoisie que je ne voulus pas lui donner l’opportunité de détourner à son avantage, ce qu’il aurait fait si j’avais commencé à doucement argumenter, simplement en adoptant le silence perché en altitude de qui est attaqué selon des dogmes incompatibles avec la décence. Je ne tremblais officiellement pas face à lui, face à la menace qu’il promenait autour de lui en guise de chien de garde prévenant, sous les aspects d’un air revêche et, par avance, dédaigneux. Un dédain qui, du reste, était autant un travers de sa personnalité qu’une facilité dont il ne se départissait jamais, pour l’avoir à disposition, à la moindre occasion, puisqu’il pouvait justifier ainsi par ce biais de la qualité d’un livre (qu’il n’avait pas lu) : " ça ne mange pas de pain, veuillez bien l’admettre dans votre bibliothèque ". Il ne l’avait pas lu mais savait ce qu’il contenait en fait d’ignominies (pour lui indispensables). Par ce détour de le " conseiller " avec une condescendance personnelle, grâce à une évaluation qu’il voulait détachée et minorante, il fit emprunter à maint livre, le chemin tortueux des contrebandiers et fit donc entrer en fraude (il ne tenait qu’à lui de, en fait) dans la bibliothèque, à la disposition de tous, d’innommables immondices. (Il fallait maintenir le fonctionnement de la faculté dans une relative apparence – une apparence de quoi ? une Apparence, voilà tout).

Il possédait un gros basset artésien qui frottait, tout au long de sa démarche traînante et dandinante, le sol de son ventre, par les plis flasques dont son corps était tout entier affligé ; la bête était inoffensive et arborait un air bonasse, une impression surtout due à des paupières inférieures qui dans leur chute semblaient couler sur les babines de la bête. Cet animal aux contingences des plus terrestres, ne serait-ce que par une proximité avec le sol dont il ne décollait pas, résumait la pensée d’un maître qui, quant à lui, se permettait de l’agrémenter en sus, d’une agressivité pas toujours contenue. Ce couple d’une bête amène et d’un patron qui se voulait débonnaire selon le sourire mais ne parvenait qu’à être menaçant selon les dents, promenait une silhouette double, pour ainsi dire d’une gémellité contrastée qui dispensait alternativement la crainte, et le repos, le soulagement loin d’une crainte et d’une vigilance que l’on abandonnait par précaution, s’en remettant à l’air conciliant du plus muet des deux si l’on en jugeait aux aboiements, pour ne pas avoir à penser ce que signifiait d’avoir pour patron une brute. Car nous le craignions vaguement, même si nous nous faisions fort – tacitement – de lui tenir, respectueusement, tête. Le syndrôme de Stockholm flottait sans réussir à se poser, mais n’est-ce pas là le propre du sale ? Nous étions les " employés " d’une " entreprise " sans conscience révolutionnaire, (malgré tout notre savoir), avant le temps du courage, avant que le courage ne se ramasse avec la vitesse précipitée d’une exaspération qui déborde et qui fait, soudain, le coup de poing. J’attendais ce " soudain " que je ne soupçonnais pas. Depuis mon bureau dans la cave je notais, je notais tout, jusqu’aux courants d’air, dans une obsession de l’archivage qui cachait mal la colère de n’être qu’un témoin, la peur de devenir plus qu’un témoin et le désir de le rester à tout jamais. Mon travail de relevé du quotidien m’engageait, en quelque sorte, dans une activité qui n’était rien moins que cultiver un jardin, dont " on " ignore encore qu’il est situé sur un territoire qui ne tardera pas à devenir l’enjeu d’une guerre. On n’en réchappe pas. L’explosion allait commencer.