… comme on dirait " Nuage ", ou : Aglaé-au-Nu-visage-vu.
C’est fou, c’est fort comme, à quel point, il se passe rien dans ma vie. Tout comme dans la sienne. Sans cesse à monter puis redescendre l’avenue, à la chasse, en chasse, en chaleur vers des chiennes accommodantes, pour ne pas dire serviles. Car comment condescendre à cet homme bas ? Comment écouter son ragout d’un discours de drague qui crie, qui sue, qui pue. La bêtise. Faut-il donc à ces femmes peu de sens, peu de ces sens qui sont la boussole du corps et qui en ont, donc, si peu qu’elles ne le sentent pas ? ! Qu’elles ne le dé-codent pas comme on pourrait, comme on se doit de dé-cocter un breuvage laid ; n’y a-t-il, en effet, pas à gagner de savoir à qui l’on remettra son corps, serait-ce le temps d’un lit ?
J’ai reconstruit, alors que dans ma méfiance je ne regardais jamais les hommes qui m’adressaient la parole du temps où j’étais jeune, j’ai reconstruit que c’était lui, déjà, qui m’avait abordée – je me rappelle encore cette scène où je me voulus (sans l’être des oreilles) bandée aux yeux, sur les marches d’un escalator dans un centre commercial ouvert de fraîche date – en me donnant ce qu’il crut devoir m’impressionner (il ne doutait de rien, il ne doute jamais de rien), cette parole : " Mademoiselle, savez-vous ce que signifie le mot FNAC ? ". Silence (de ma part). " Eh bien, cela veut dire : Fédération Nationale d’Association des Cadres. " Comme je conservais mon mutisme, après maintes tentatives, il finit par maugréer (il est très mauvais perdant) : " Oh, ça va, hein ! J’suis quand même pas un bougnoule ! ". Il bifurqua. Ceci est une stricte vérité, cela se passa ainsi, ses mots furent ceux-là mêmes. Avait-il incidemment tenté d’insinuer que, pour savoir cela, il était " cadre " ? Ou était-ce une brute entrée en matière ? Un mélange sans doute que je ne saurais analyser car, ce me semble, après plus de vingt années (mais oui) de chassés croisés dans les rues – qui se terminèrent radicalement – où je pus saisir, par les phrases glanées adressées aux victimes, phrases d’abordage comme de rupture : car son lieu est la rue, (et il parle fort), le vu et le su de tous, le lieu de l’anonymat en même temps que celui de l’" empreinte " (je m’expliquerai), où je pus saisir quel genre de personnalité il représente et a toujours, immuablement, représenté, il me semble qu’il se compose d’un unique ciment : l’instinct. Il ne pense pas, serait-ce par préméditation, à des fins de tactique de drague, il se lance. Il dégorge son inspiration dans une fièvre plate aimantée par le besoin de se fabriquer des proies : au sens où une femme qui condescend (je dis crûment : qui cède) devient une proie parce qu’un gibier conquis avec qui la nuit de baise n’est plus qu’une formalité, une formalité qui va " simplement " permettre, encore, d’étoffer le catalogue des chiffres – et non des femmes. Car, pour aussi complètement matériel (comme on a pu chanter, à l’opposé, " I am a material girl ") qu’il soit, c’est à dire " consumériste " qu’il soit, ce qu’il collectionne ce sont les abstractions. Je ne sais s’il tient un carnet en bonne et due forme mais, selon moi, le " travail de la liste " lui est essentiel : nourrissier. La liste " le travaille ". Cet empilement de corps allongés constitue un sol de matelas, de feuilles en matelas, de feuilles de matelas qui lui font un piédestal où se hisser vers des sommets absurdes. Mais il ne ressent pas le petit pois faufilé à la base, entre le sol et la première couche.
Il ne se passe rien dans nos vies car nous avons longtemps croisé nos marches mécaniques : moi qui déambulais, lui qui chassait. Il m’aborda quelques fois et toujours sans succès, et la fois la dernière fut épique. Parce que j’avais souri – cette constance dans nos rencontres de maraudeurs me portait à l’amusement, à la dérision intérieure, j’avais souri pour moi – il le prit en bonne part, et m’adressa en retour son sourire de carnassier (la seule chose attrayante chez lui), au coin d’une rue. Il s’avéra plus collant que d’ordinaire (il s’était cru encouragé), je n’eus pour l’éconduire que ces mots : " mais depuis le temps que vous vous risquez à moi, n’avez-vous donc pas compris ? Foutez-moi la paix ". Le " depuis le temps " fut un renvoi d’aigreurs à sa mémoire : oui, avec moi, il connaissait l’échec. Coup à l’estomac de son amour-propre. Il se gonfla alors le jabot comme un moineau qui passe à l’attaque et cria, afin que tous entendent, il cria sa gifle qui tomba comme un cheveu sur la soupe mais, enfin, il fut entendu et entendu dans le ton d’une voix méprisante qui cinglait : " Non mais quoi ! qu’est-ce que tu crois ?… Tu es vraiment une fille bas-de-gamme ! ". Le mot était dit. Ainsi sa collection de chiffres révélait son vrai visage, les visages de ses chiffres entassés : une collection de choses. Et je ne dirai pas d’" objets " car ce mot ne suffit pas. Car une chose peut être un objet, mais une " chose ", plus généralement, touche à un domaine vaste, dans son sens, sa définition et sa signification, où maints penseurs se sont cassés les dents. Lui aussi aurait pu tenter l’aventure d’une mise en définition d’une " Chose " si, toutefois, passer de l’acte de ronger l’os à celui de la conceptualisation n’était une impossibilité de fait, une contradiction dans les termes, dans ces termes que je viens de donner : " chose ", " acte ", " ronger l’os " et " concept(ualisation) ". Le fossé qui sépare, notamment, " ronger l’os " et " concept " quand il s’agirait, dans un acte, d’établir entre ces deux faits une interface réelle, un pont sous l’espèce de la Chose, relève de l’abîme : dont les falaises qui le matérialisent entre, dans sa dématérialisation-même d’abîme, ne se correspondent pas même selon le monde. A une différence de monde correspond une différence de mode. Cet abîme-ci réclame un saut qui n’est pas de l’ordre d’un passage. Mais du retrait ; du modeste retrait. L’imagination en occupe toute la place.
Et de toute imagination, cela tombe sous le sens, Roméo est incapable. Il drague, cela lui suffit, les femmes sous leur robe de choses lui tiennent lieu d’ailleurs. Je ne crois pas qu’il rêve jamais. La définition d’une chose qu’à la rigueur l’on pourrait lui concéder, la définition dont on pourrait le reconnaître capable consiste en une " Chose-chose ", ou la chose redoublée selon un singulier principe : celui du rêve qui enferme. Il n’est pas un rêveur d’Horizons. (Les étrangers par l’exil ou l’estrangement lui renvoient une image de la misère qu’il méprise car il en partage l’aspect matériel pur. Il ne roule pas sur l’or et doit se confronter chaque jour à l’immigration par la localisation même, celle de son quartier de résidence. Il leur en veut à mort de signifier implacablement pour lui, à sa place, son a-topie radicale. Il ne leur pardonne pas de lui montrer son Lieu, un lieu qui est aussi le leur quand, eux, l’ont gagné et que, lui, y est parvenu par la perte. Pour certains, la nécessité d’" avoir " – presque au sens de " posséder " – des êtres au-dessous d’eux, des inférieurs, est vitale. Et de façon à ce que cet état de fait soit bien assuré, solide et pérenne, ceux-là les regrouperont dans une " classe " : inépuisable dans son nombre et sa réalité, autrement dit un ordre, un groupe, une communauté, une origine, une appartenance… un groupe " désignable " : quelque chose d’immuable dans sa reproductibilité même).
Le véhicule clinquant, le moteur huilé de ces orgueilleux les propulse dans une supériorité de principe qui témoigne, en vérité, de la bassesse d’un complexe d’infériorité ou d’une haine de soi dont ils ne parviennent à se sauver que par une sorte de messianisme à rebours. Ceux-là croient au Chef rédempteur trempé dans l’acier. Roméo participe à et de cette croyance de la même façon que ceux de toute sa clique : par défaut. (" Combler un manque par un coup de tête "). Par haine.
Le roi est (mis à) nu – par ses célibataires, même.