dimanche 14 mars 2010

Loto-Fiction VI


Et pourtant. C’était déjà toi, le remède. Déjà toi quand du plat de la main, l’hiver appliquait ses bourrasques de froid sur nos sorties dominicales, en famille, ma mère, mon père, mes frères et moi. Nous remontions la vallée du Paillon, de dimanche en dimanche, chacun plus sombre que le précédent ; la résine humide suintait du flanc des arbres et balançait par paquets pulsés ses relents odoriférants poisseux avec ceux de la boue, de la pluie, de l’humus, de tous les déchets de la morte saison. Des journées noires surmontées d’un ciel lugubre, dans des paysages sinistres de laideur, dans des chemins creusés d’ornières, de ravines, de terre moite et gluante, nue jusqu’à la pendaison ; nous progressions, la tête dans le plâtre noir du deuil, l’épée en travers du corps qui n’arrêtait pas de retourner sa lame au creux du ventre à chaque cahot de la marche ; et encore les odeurs puissantes de l’humidité dans ses mille nuances de couleurs passées, des cris d’animaux comme des tocsins, la froidure insinuée autoritairement sous la veste, les arbres décharnés. C’était ma crucifixion du dimanche. Et le retour, à la nuit tombée, dans son carosse moderne de fauteuils en skaï et de moteur à vapeurs d’essence, filant à vive allure dans les boyaux de l’obscurité jalonnée des lumières éparses qui semaient en moi le désordre, la panique de la désorientation ; alors que mon père fumait de grasses cigarettes qui tourmentaient sans raffinement ma nausée des transports, qui reste chez moi sans remède, et la radio ! oui, je me souviens bien de la radio qui diffusait les émissions de la station de Monte-Carlo où de gras comiques bêtes rivalisaient de vulgarité cependant que mon père s’en tapait sur les cuisses en conduisant comme une brute. C’était le bol d’air du dimanche, dont le point d’orgue se déployait au crépuscule, lorsqu’il fallait déposer la tête sur l’oreiller et ne pas penser que la semaine recommençait avec sa mâchoire de fer, revenant me planter à la nuque les crocs du joug : la routine, le semper idem. Ma prison fut une enfance mais dans les jointures des jours, quand filtraient toutes les lueurs d’un mouvement de rotation qui n’en finissait pas, qui ne finissait pas de remettre sur le chantier les mêmes morts exactement, se contentant d’en varier les affûtiaux ; mais je n’ai jamais été dupe. J’attendais la libération. Et tu étais déjà cette bille de possibles, cette ampoule de couleurs iridescentes dans le fond du couloir où je pensais que, phalène, j’allais pouvoir me brûler à ton piège d’Amour et de Liberté.

Les chevaux des manèges de l’enfance furent de bois. Un papillon, cependant, proche, me bourdonnait sans pitié aux oreilles, en guise d’étoile sévère, bienveillante et salvatrice, il fit de moi une musicienne, j’ai raflé de tous ces tourments insatiables l’écume sale : les entrechats des bulles. De l’Illusion mousseuse, érigée en système dans son caractère proliférant, se dégage mécaniquement une force vive où je puise le son de parler. Le Prince de l’enfance, c’était toi, c’était celui qui saccagerait l’enfance. Tu es tout entier le rythme et la force où je suis prise de tisser une toile arachnéenne dont la seule beauté soulève son réseau de mailles de plomb qui m’enchaînent pour toujours. Surtout, ne rompts pas le charme. Soutiens cette grâce qui désarticule chacun de tes gestes, toi, dont les costumes désuets, rococo font merveille parmi les flacons. Le charme tient à un souffle ; à un souffle léger plus puissant que l’or.

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