lundi 15 mars 2010

Loto-Fiction VII


Hélas ! Hélas ! Pourquoi m’as-tu abandonnée, et je me suis abandonnée du monde, abandonnée dehors et abandonnée dedans, encore en gestation, encore dans la digestion de l’estomac du monde, encore là-dedans, cette niche à sensations. Et me remonte un filet de bave goûteux au palais, régurgité des repas que mes frères et moi passions alignés à table, tournant le dos au poste de télévision, auquel les parents faisaient face, assis voûtés comme la justice et l’imprécation aux lèvres : " Mange. Ne te retourne pas ". Il nous fallait manger, vite, (avec) les bruits et les images d’un monde qui se déchirait en charpies de sang, en violences guerrières, en récitations des résultats des sondages, en braiments politiques, en revendications syndicales, en tragédies inhumaines et autres faits divers aussi sanglants qu’avidement suivis par la fièvre perverse des spectateurs et, à l’imitation d’un véritable repas, la consommation de-, la communion dans le- cynisme s’achevait par un fromage et un dessert : il faut entendre là les frivolités dérisoires et obscènes qui terminaient et terminent toujours le journal du soir. Et nous mangions, cependant, aussi, des aliments véritables ou se prétendant tels, les gigots du Père Dodu, ces boudins de viandes constitués-reconstitués par les chutes, les raclures de fond de cuves de l’industrie alimentaire, nous mangions l’industrie par ses déchets ; mais aussi de bonnes soupes avec de gros morceaux de légumes frais, des rôtis cuits dans le suc exsudé de la chair qui chauffe sous les résistances du four, des fruits juteux et plus ou moins parfumés, des fromages empestant l’odeur forte de leur saveur raffinée, des gâteaux spongieux, dégoulinant un miel butiné dans la lavande et le tilleul. Et aussi des sauces de plastique, aussi colorées qu’un arc-en-ciel, artificielles et crémeuses comme le shampoing, innommables. C’était fait de ça, c’était fait de tout ça le temps de t’attendre, le temps d’attendre que tu parviennes jusqu’au réveil.

Mais ces jours-ci encore, lorsque tes souples ouvrières déposaient avec ferveur sur la moelleuse graisse animale, les fleurs du jasmin fragile, je pouvais observer tes narines se dilater, se déployant à l’image de la rose qui s’ouvre et déroule dans un mouvement tournant les pétales du fleurir, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, jusqu’à obscènement tendre vers le dehors, la racine, le cœur, l’origine des temps ; ce noyau du monde où chacun se baptise inlassablement des sensations intimes qui lui font un impudique secret de la naissance à la mort, une inaliénable et personnelle inharmonie, la ritournelle du vivre, d’abord sous la forme du mode mineur, celui des chuchotements et peurs nocturnes, qui viennent gonfler de consistance et d’angoisse le mode majeur et sophistiqué, superficiel, creux de la mondanité, du vivre-au-monde. Toi et moi travaillons dans les racines, les tubercules, dans ce qui sous la terre fabrique le jus qui s’exprimera au grand air, par l’action du croître et du mûrir.

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